braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 20 mai 2016

19 MAI 1956 : LA GREVE IMBÉCILE

Les intellectuels de la Sécurité Militaire : le colonel M.C. Mesbah et le commandant M. Moulessehoul

"Avec des diplômes, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres..." disait, en substance, l'appel à cesser les cours émanant de l'UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), le 19 mai 1956. L'extravagance d'une pareille assertion ne laisse pas d'étonner tant que l'on n'en a pas saisi le sens profond et caché. Le fait est que des milliers d'étudiants et de lycéens obtempérèrent. Beaucoup rejoignirent les maquis. Ils y furent traités de la façon que l'on sait : au mieux, à l'ouest, ils seront soustraits aux maquis et mis au secret dans des blockhaus du Maroc oriental où ils apprendront à devenir des espions de la future SM ; au pire, en Kabylie et dans l'Algérois, ils seront égorgés par centaines ('Ali Yahia 'Abdennour donne le chiffre de 2200) par le préposé aux hautes œuvres du colonel Amirouche, son adjoint, le commandant Ahcène Mahiouz. Ces crimes abominables faisaient suite à la fatale erreur stratégique que constitua la grève des huit jours (janvier 1957), voulue par Benmhidi et à laquelle ne surent pas s'opposer les politiques subtils qu'étaient Abane et Benkhedda. Deux événements tragiques majeurs dont l'Algérie n'a pas fini encore aujourd'hui de payer le prix.

La grève des huit jours livra, en effet, une ville autoneutralisée et captive, aux soudards de la 10ème Division parachutée du général Massu. Le résultat en fut une prétendue bataille d'Alger qui lamina en profondeur les élites de la capitale, algériennes autant qu'Européennes, et les dispersa. Ce sera autant de perdu pour l'encadrement politique et idéologique de l'Insurrection du 1er novembre 54 et autant de gagné pour son élément plébéien dont le poids idéologique niveleur et anti-élitaire s'en trouvera renforcé. Pire encore : la direction politico-militaire de l'Insurrection, le Comité de coordination et d'exécution (CCE), quittera le pays pour ne plus y revenir. Événement aux conséquences catastrophiques. La grève des étudiants et lycéens, de son côté, participera de la même erreur stratégique en affaiblissant encore plus les élites citadines. De plus, elle privera le pays, sur le long terme, de lettrés qui auraient pu constituer la couche sur laquelle aurait sédimenté une intelligentsia nationale. (Mais peut-être est-ce cela justement qu'il fallait éviter ?)

Revenons donc à la scabreuse affirmation de l'Ugema -"Avec des diplômes, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres..."- qui donne à entendre que les Algériens étaient menacés de solution finale par le colonialisme en 1956. Diable ! Que cela fût possible en 1850-60 quand ils n'étaient qu'un peu moins de 3 millions d'âmes, c'est même Napoléon III qui l'a dit : "Nous ne permettrons pas que cette race fière et généreuse subisse le sort des Indiens d'Amérique", avait-il déclaré, parlant des "Arabes", lors de son deuxième voyage en Algérie (1865), en fixant à l'armée de la conquête la mission de les protéger contre la rapacité des colons ! (Remarquons, en passant, qu'une chose a toujours vocation à se transformer en son contraire, même une armée.) En 1956, les Algériens étaient au nombre de 8 millions et leur poids démographique ne cessait de croître.

Examinons, maintenant, cette menace de mort que l'Ugema voit planer sur tout le monde, sous un autre angle. Qu'est-ce donc qui menaçait de mourir de sa belle mort en cette année 56 sinon l'Algérie coloniale, l'Algérie de papa ? Et ce n'est pas le Fln de la période considérée (ni celui d'aucune autre d'ailleurs) qui avait la capacité de lui faire passer l'arme à gauche. Non. C'est seulement que le temps de la colonie traditionnelle était fait et que tout le monde était conscient que l'Histoire avait inscrit le changement à l'agenda de l'Algérie. Cette perspective était évidemment redoutée et combattue par les colons ultras qui entraînaient la majorité du peuplement européen dans leur aveuglement. Mais pas seulement par eux.

D'autres craignaient par-dessus tout les changements dont les timides prémisses commençaient à poindre le nez : émergence d'une moyenne paysannerie algérienne qui augurait d'un remembrement de la propriété foncière au profit des Algériens ; débuts, à partir de 1949, de scolarisation massive des enfants algériens ; éclosion d'une vie politique réelle avec la fin du code de l'Indigénat et la possibilité ouverte aux Algériens de se syndiquer librement, de créer des partis, des associations ; apparition d'un embryon de "classe politique" algérienne : il ne s'agit pas ici des représentants des partis politiques constitués, mais des élus de base algériens sans étiquette dans les conseils municipaux et généraux (et dont le nombre s'accroîtra de façon spectaculaire à partir de 1958 où l'on comptera des présidents de conseils généraux et même des sous-préfets et préfets algériens)... C'était un changement de fond qui se préfigurait là ; et de quoi était-il le nom ? Émergence d'une société civile algérienne.

C'est pourquoi ceux -le Fln de guerre- qui s'étaient posés en tuteurs d'un peuple algérien qu'ils voulaient mineur à vie sentirent le vent du boulet. Leur peur récurrente, véritablement obsessionnelle, prendra le nom de "Troisième force". Par la propagande, par la menace, par le meurtre -combien de simples élus assassinés qui étaient tout sauf des traîtres à leur peuple comme 'Alloua 'Abbas, élu Udma et neveu de Ferhat 'Abbas exécuté sur ordre de Bentobbal ?- le Fln de guerre n'aura de cesse d'empêcher coûte que coûte la naissance d'une société civile que les derniers soubresauts du colonialisme favorisaient paradoxalement et qui aurait pu le court-circuiter dans son ascension vers le pouvoir. La paranoïa du Fln fut telle qu'il digéra ses propres organisations satellites après les avoir poussées au suicide : suicide de l'Ugema par l'acte du 19 mai ; suicide de l'Ugta (Union générale des travailleurs algériens) par la déclaration de son congrès constitutif où elle niait elle-même sa nature de syndicat et revendiquait son rôle de supplétive du Fln ; suicide de l'Ugca (Union générale des commerçants algériens) par son appel à la grève des 8 jours.

Absurde cette stratégie où une main défait ce que réalise l'autre ? Compréhensible cependant, car cette stratégie de front de partis et d'organisations que le Fln a déployée en 1956 était le résultat d'un malentendu fondamental, celui qui a opposé l'homme politique moderne influencé par la ligne frontiste communiste classique -'Abane Ramdane, dont l'un des conseillers était 'Amar Ouzegane, ex-secrétaire général du Pca- et la réalité intrinsèque du Fln de guerre, dont l'encadrement était formé de notables ruraux (Benboulaïd), de fils de caïds (Krim), de descendants de Koulouglis (Boussouf, Bentobbal) -la prétendue race des seigneurs ottomans (en réalité métis d'un ottoman et d'une autochone) qui n'ont pu s'ériger en dynastie régnante, comme en Tunisie et en Égypte, à cause du colonialisme-, d'employés de l'administration coloniale (Boudiaf, Benmhidi, 'Abane), d'officiers subalternes de l'armée française (Benbella, Boudiaf, Benmhidi), un petit monde avide de revanche sociale et de pouvoir, prêt à tout pour imposer sa loi. Et cette route vers le pouvoir, quel meilleur allié pour l'aider à la tracer que les colonialistes bornés et racistes ? Tant que ces derniers demeureraient aux commandes de la colonie, pas de partage du pouvoir avec les Arabes, pas de réformes, rien que le bâton. Ce qui faisait bien les affaires du Fln. 

Ajouter à cela l'incroyable lâcheté dont fit preuve le pouvoir central métropolitain face aux ultracolonialistes, ce qui contribua à élargir le boulevard devant le Fln de guerre ; ce dernier n'eut plus, dès lors, qu'à empêcher que s'élève aucune voix discordante chez les Algériens qui remettrait en question son leadership. Son frère utérin, celui qui était sorti de la même matrice PPA (Parti du peuple algérien) que lui, le MNA (Mouvement nationaliste algérien) de Messali -autre descendant de Koulouglis-, qui refusait sa tutelle, passa à la trappe après une sanglante guerre dans la guerre qui fit quelques milliers de morts. Ainsi le Fln de guerre établit-il son hégémonie absolue sur le peuple algérien qu'il abandonna, sans protection, non sans l'avoir "mouillé" face à la machine de guerre de l'armée coloniale (le commandant Rabah Zerrari Azzedine est particulièrement disert sur la façon de compromettre une mechta et de laisser l'armée coloniale la traiter afin que les rescapés rejoignent le Fln; tactique mise en oeuvre le 20 août 55 par Bentobbal et Zirout). Les dirigeants du Fln prirent bien soin, quant à eux, de se mettre à l'abri de frontières sûres et reconnues. Là, ils fourbiront sans désemparer les armes qui leur ouvriront le chemin du pouvoir, le moment venu. En cela, ils montraient qu'ils avaient appris la leçon de De Gaulle lui-même qui s'était mis à l'abri à Londres et qui rentra dans les fourgons de l'armée américaine pour désarmer les combattants de l'intérieur (en majorité communistes) et s'emparer du pouvoir.



Il faut prendre l'expression "hégémonie du Fln" dans le sens gramscien, c'est-à-dire dans celui de l'imposition d'une manière de voir le monde et de le penser. En effet, il serait spécieux de prétendre que le Fln ait pu s'imposer par le seul exercice d'une violence débridée (contre laquelle ne tenta de lutter que le seul 'Abane, encore que lui-même n'en fût pas exempt. Le talentueux footballeur, Mustapha Zitouni, demi-centre de l'AS Monaco et sélectionné pour la coupe du monde (1958) a dit comment le FLN lui a "conseillé" de rejoindre Tunis au lieu de Stockholm...). Le Fln a réussi à persuader les Algériens que le seul langage que puisse entendre le système colonial était celui de la violence parce que les Algériens éprouvaient dans leur être, quotidiennement, l'arbitraire sans limite du colonialisme. De plus, tous les partis -Udma, Pca, 'Oulamas- rejoignaient le Fln et/ou acceptaient de se dissoudre dans ses structures militaires. Alors fut rendue possible l'intériorisation par la société algérienne de cette croyance que la politique, c'est la guerre. Ce fut bien la fin de la société civile dont les années 50 témoignaient des premiers balbutiements.

L'union sacrée réalisée autour du Fln et de son dogme simpliste ne laissait place ni à une pensée alternative ni -encore moins- à une critique, fût-elle constructive. Et puis, d'où pourraient-elles émaner ? Tout ce qui pouvait penser, émettre une opinion élaborée, écrire, était au Fln : les 'Oulamas qui tenaient au moins deux périodiques en arabe et en français, l'Udma et le Pca qui avaient leurs propres organes, n'existaient plus. Les étudiants eurent le tragique sort que l'on sait et ceux d'entre eux qui n'avaient pas répondu à l'appel de la grève et rejoint le Fln, autoculpabilisés, garderont un bœuf sur leur langue toute leur vie ou bien se dédouaneront après l'indépendance en devenant plus royalistes que le roi-Fln, ce qui était à l'évidence l'expression d'une volonté plus ou moins consciente d'expier symboliquement leur "péché".

Mais à l'intérieur des structures du Fln de guerre, les lettrés et intellectuels eurent-ils une quelconque marge de manœuvre ? Purent-ils jouer leur rôle naturel : penser, analyser, critiquer, proposer ? Lequel d'entre eux s'est-il manifesté par quelque écrit de fond -en dehors des articles d'El Moudjahid qui étaient anonymes et n'étaient pas toujours d'une profondeur abyssale ? Excepté Frantz Fanon -qui avait un statut particulier-, personne. Où donc étaient les Yazid, Mehri, Benyahia, Chaulet, Malek, Madani... ? Il faudra attendre l'après-indépendance et le livre édifiant de Ferhat Abbas -"Autopsie d'une guerre"- pour se représenter le climat de terreur dans lequel baignaient les instances dirigeantes de l'Insurrection à l'Étranger. Et encore s'agit-il d'un témoignage sur le Gpra (Gouvernement provisoire de la république algérienne), les structures militaires restant encore aujourd'hui une boîte noire avec ses secrets, terribles à n'en pas douter.

On rétorquera, certes, que les lettrés évoqués ci-dessus étaient des "intellectuels organiques", c'est-à-dire des intellectuels militants qui ont choisi de se battre pour un camp et une cause. L'objection ne tient pas : qui, plus que les intellectuels du parti bolchevik méritent la qualification d'intellectuels organiques ? Et pourtant le débat d'idées entre eux était d'une extraordinaire richesse. On peut s'en faire une idée en lisant Lénine, le premier d'entre eux (45 tomes d'écrits sur la révolution), qui n'a cessé de croiser le fer avec tous ses camarades, et le plus souvent, sans concession. Un intellectuel organique n'est pas un petit soldat de plomb. Il doit au contraire conserver une distance critique avec la manière dont se mène le combat pour la cause. Mais à partir du moment où l'on a admis comme vrai le dogme du Fln -la lutte armée-, on se privait du même coup de toute possibilité de prise de distance et -pire encore- on se plaçait en position de subalterne par rapport à ceux qui détenaient les armes. La suite des événements montrera que l'on est passé insensiblement de l'axiome : nous avions raison donc nous avons pris les armes à cet autre : nous avons les armes donc nous avons raison. 

L'après-indépendance verra la pérennisation de ce système de type totalitaire dans lequel la réalité du pouvoir est encore et sans cesse disputée entre les porteurs d'armes : l'armée et la Sécurité militaire, le Fln ne servant plus que de paravent aux manœuvres tacticiennes destinées à émietter la société civile en lui assignant d'office les créneaux d'expression politique définis par le pouvoir réel. Cela s'appelle, en d'autres termes, la gestion du pluralisme tel que le système totalitaire en conçoit et en décrète les tendances : ainsi, le système a décidé qu'il y aurait dans le pays un courant nationaliste, un courant moderniste, un courant religieux conservateur, un courant ouvrier. Que cela n'ait qu'un très lointain rapport avec la réalité de la société algérienne, le système siloviki s'en moque : la société n'existe que par lui, elle n'a qu'à bien se tenir ! (Déjà sous le règne de Boukharrouba, il était question de créer ces mêmes courants au sein du Fln ; le commandant Bouhara avait été chargé de l'exploration du projet.)

Une société civile dominée et sans cesse atomisée par un pouvoir totalitaire, ne peut évidemment produire une intelligentsia libre, capable de jouer son rôle d'avertisseur et de vigie des valeurs éthiques fondamentales. Ajouter à cela un phénomène nouveau, généré par la politique d'arabisation de l'enseignement : la naissance d'une couche de lettrés en langue arabe. Cette catégorie a poussé telle une culture sur substrat inerte : sans mémoire, sans histoire, sans références, contrairement à la couche de lettrés francophones qui avait elle tout un système référentiel, de Rousseau à Lénine en passant par Sartre. Ainsi, le pays s'est-il brusquement retrouvé avec deux intelligentsias que tout sépare, que tout oppose, la langue, la culture, le système des valeurs. L'occidentalocentrée, appelons-la ainsi pour la commodité, férue de modernité, de laïcité, de démocratie, de pluralisme politique ; l'orientalocentrée, appellation par commodité là aussi, attachée à ce qu'elle appelle l'authenticité, (El Asala) notion centrale qui recouvre le respect des valeurs arabo-islamiques traditionnelles. 

La montée en puissance des générations alphabétisées en arabe a représenté un phénomène considérable. Cette basse intelligentsia (dans le sens où Régis Debray la différencie de la haute), faite essentiellement d'instituteurs, de professeurs, de jeunes médecins du service public, d'avocats, d'ingénieurs, découvrait  que la voie d'accès à la haute intelligentsia était verrouillée. Aiguillonnée par les intellectuels baathistes, elle avait d'abord investi le FLN dont elle attendait qu'il la promeuve. Déçue, elle se jettera dans les bras du FIS dont elle allait former l'essentiel de l'encadrement moyen et supérieur. En particulier, elle sera l'épine dorsale du courant dit de la Djaz'ara ('Abassi, Hachani) qui n'avait qu'un rapport religieux lointain aux autres courants du FIS, les paléo-salafistes frustes et ignares (Benhadj) et les "Afghans" mercenaires.



Ces deux intelligentsias -pain bénit pour la SM qui va les manipuler à sa guise !-, sont devenues parties prenantes actives de la guerre des lâches, durant la décennie 90. L'occidentalocentrée, tétanisée à l'idée que les religieux parviennent au pouvoir, révoltée par les assassinats dont nombre de ses représentants ont été victimes (mais dont on n'a jamais identifié les auteurs, encore moins les commanditaires), se range, en majorité, même si c'est la mort dans l'âme, derrière la SM. Ce faisant, elle ne peut plus exciper de la moindre légitimité morale et doit dire adieu à sa fonction critique. L'orientalocentrée, quant à elle, croyant son heure d'intelligentsia organique venue avec la montée du Fis, lui offre ses services et justifie sa politique d'éradication des intellectuels occidentalocentriques. Adieu la légitimité morale, là aussi.

Le bilan du système siloviki est un immense désastre sur tous les plans. La construction d'une Algérie libre exigera, non seulement la fin de ce système mais encore une grande réforme morale. Les deux intelligentsias ont là une occasion historique de se racheter, de dépasser leurs errements. Qu'elles commencent donc par promouvoir une opération "vérité et justice" sur la guerre des lâches ; qu'elles examinent courageusement, sans concession, les faits et les actes de chacun, qu'elles mènent leurs propres enquêtes sur les assassinats (comme Pierre Vidal-Naquet a enquêté sur la disparition de Maurice Audin et sur les crimes de l'armée française en Algérie). Elles apprendront, dans l'action concrète, par la pratique que les mots de vérité, de justice, de bien, de mal ont le même contenu quelle que soit la langue dans laquelle ils sont dits, mais elles doivent également se rappeler que l'histoire ne repasse pas les plats.

lundi 16 mai 2016

LE DOUBLE-SIX LUI A CLAQUE DANS LES MAINS !



                                         La Sainte Trinité :Andreï Roublev



L'expression appartient au célèbre jeu chinois, très prisé des Algériens : les dominos (dont les règles comportent plusieurs variantes). Le principe général de ce jeu étant que le gagnant est celui qui totalise le plus faible nombre de points, il y a donc tout intérêt à se débarrasser des grosses pièces -la plus grosse étant le double-six. Celui qui la détient peut, toutefois, être tenté de la garder pour la jouer au moment opportun, c'est-à-dire quand il pourra fermer le jeu alors que les autres joueurs ont encore en main plusieurs dominos. C'est un risque à courir, car le double-six peut tout aussi bien vous rester sur les bras, pour ainsi dire. Un coup de poker, en somme. Alors, quand le coup échoue et que le détenteur du double-six se retrouve avec une main chargée « d'olives » -terme codé pour désigner le domino de tous les dangers-, les joueurs et les inévitables spectateurs ne manqueront pas de s'esclaffer en choeur : « Doblésiss matlou fi eddou » (Littéralement : le double-six lui est mort entre les mains).

Ces dernières années, deux acteurs de la guerre d'indépendance, deux anciens ministres du Gpra, sont morts. Il s'agit de M'hamed Yazid (décédé en 2003) et de Abdelhamid Mehri (décédé en 2012). Tous deux lettrés, tous deux anciens centralistes civilisés du Mtld, tous deux ayant goûté aux geôles coloniales, tous deux fins politiques et subtils diplomates -Yazid ayant représenté l'Algérie au sommet de Bandoung en 1955, puis aux Nations-Unies-, deux grands patriotes qui ont défendu la cause anticolonialiste avec les mots et les concepts de la politique, jamais par la violence. L'intransigeance des ultracolonialistes les poussera -tout comme Ferhat Abbas- au Fln et à la justification de la lutte armée. Deux militants politiques donc aux antipodes des « gardiens de chèvres portant une arme » que brocardait Abane Ramdane. L'un comme l'autre seront évidemment écartés des centres du pouvoir siloviki après l'indépendance, Yazid définitivement, Mehri de façon sporadique repêché qu'il fut par Bendjedid qui lui confia le Fln.

Quel rapport avec les dominos ? À leur mort, soudain parés de toutes les vertus et de toute l'intelligence du monde, les deux hommes eurent droit à une floraison d'articles et d'hommages dans la presse et de la part des autorités au plus haut niveau. Puis ce fut le silence. On avait assuré le service minimum. C'était pourtant l'occasion, au moins pour la presse soi-disant indépendante, d'oser deux petites questions. Un : pourquoi des hommes présentés comme à ce point vertueux et infaillibles ont-ils été écartés du pouvoir au profit des corrompus et autres « analphabètes bilingues » (comme dit la vox populi) qui ont mené le pays au désastre humain que l'on sait ? Deux : pourquoi M'hamed Yazid et Abdelhamid Mehri ont-ils gardé un silence absolu sur ce qu'ils ont vu et vécu tout au long de la lutte pour l'indépendance ? Que n'ont-ils imité leur glorieux aîné, Ferhat Abbas, et dit leurs vérités dans un livre, pour l'édification des jeunes générations ! Celles-ci ont-elles le droit de savoir ce qui s'est réellement passé durant cette guerre ? Ce serait faire injure aux deux hommes que de répondre à leur place par la négative. L'explication est plus sûrement dans le culte du secret -qui est une seconde nature chez les hommes du système- et dans la volonté de ne pas rompre avec le pouvoir. Résultat ? Les deux hommes qui avaient en main un puissant atout capitalisé -rien moins que le condensé de leur longue et riche expérience- ne l'ont pas joué. Et c'est comme si leur vie s'était brutalement réduite, après leur mort, à de simples noms. Quoi qu'il en soit des raisons invoquées ci-dessus, rien ne saurait justifier ce qu'il faut bien appeler un refus de transmission.

Dans le film d'Andréï Tarkovsky, sublime réflexion sur l'art et le pouvoir, intitulé « Andréï Roublev », il est question de la vie, de l'oeuvre et, surtout, des tourments de ce moine peintre, A. Roublev (le personnage a réellement existé). Le film déroule les doutes du peintre sur son art, et ses pérégrinations à travers la Russie du XVème siècle. La violence est omniprésente, terrible -comme dans cette scène où le seigneur crève les yeux des artistes peintres qui ont décoré son palais afin qu'ils ne puissent pas reproduire les décorations ailleurs. Roublev lui-même sera acculé à tuer un soudard qui voulait violer une jeune fille. Bouleversé par son geste, le moine peintre fait vœu de silence. Et il faut entendre le mot silence comme abstention de parole mais aussi de langage artistique. Sauf que Roublev sera le témoin d'un événement clé. Cette petite ville a été décimée par la peste ; ses habitants croient qu'elle ne pourra renaître que par le don d'une cloche à la basilique. Encore faut-il la fondre alors même que le maître-fondeur est mort. Le seigneur fait quérir le fils du fondeur, très jeune homme à peine sorti de l'adolescence, et lui ordonne de fondre la cloche en le prévenant qu'il sera décapité s'il échoue. Le jeune homme, sûr de lui, se met à la tâche, sans une hésitation. Il réussit à fondre l'énorme cloche. Quand le battant rend son premier son, le jeune homme s'effondre en larmes et avoue à Roublev que son père, « cette charogne », ne lui avait jamais rien révélé des secrets de fabrication des cloches. Alors, Roublev, conscient de ce que l'art comporte comme risques qu'il faut assumer -Tarkovsky réalise ce film en pleine période de glaciation brejnevienne-, décide des rompre son silence verbal et artistique. Il produira des œuvres magnifiques dont le patrimoine russe et mondial aurait été privé n'eût été le salvateur jeune homme.

La morale que l'on peut tirer de ce film (qui n'est pas forcément celle que visait A. Tarkovsky mais qui conforte notre propos), c'est que les générations nouvelles accéderont, par leurs propres moyens, un jour ou l'autre, à la vérité du passé. Alors, elles auront le droit d'avoir la dent dure contre celles des pères qui ne leur ont rien transmis.