braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mercredi 4 juin 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (14)


TOUT A UN SENS
Cet épisode historique reconstitué, j'ai pu alors comprendre la violente détestation de ma mère -et des Messaada en général- à l'endroit du Maroc et surtout de son roi. D'où également la -ridicule- démarche de mes grands-oncles, abandonnant leur nom parce que c'était celui du sultan du Maroc. Ce que je ne savais donc pas, c'est que la mémoire collective de la tribu avait consigné et refoulé ces événements d'autant plus tragiques qu'ils référaient à la trahison de l'hospitalité -valeur absolument sacrée chez les Arabes. Cela étant, je n'ai jamais éprouvé, quant à moi, la moindre animosité envers ceux du village qui étaient d'origine marocaine et qui étaient reconnaissables au fait qu'ils étaient affublés du sigle SNP -sans nom patronymique- en guise de nom de famille. Par ailleurs, mon père, qui travaillait seul ses terres, recrutait de temps à autre le même ouvrier marocain, SNP Mohamed, un Noir grand et fort, pour des travaux ponctuels. Mohamed était d'une extrême gentillesse avec nous, et mon père l'aimait beaucoup. (Mohamed sera l'auteur du premier attentat à la grenade perpétré au village contre un groupe de colons ultras et qui ne fit aucune victime).
COUPS DE PIED DE L'ÂNE
Anticipons un peu. Ma mère fera, à ma grande stupeur, une entorse à sa marocophobie quand sa fille préférée -la dernière des trois, comme de bien entendu- voudra se marier avec un Marocain. Quant à moi, je deviendrai « cahier de classe » dès la sixième et pour six ans ! Et qu'est-ce qui m'a voulu l'honneur de cette pénible charge ? Mon nom. (Le censeur m'avait fait venir dans son bureau et s'était exclamé, théâtral : "Mais vous avez un nom illustre, mon ami !" Et il m'avait confié le cahier de texte de la 6° A.) Je saurai, plus tard, que M. Auberty -le censeur un peu extravagant mais si gentil- avait été expulsé du Maroc par l'administration française pour avoir pris fait et cause pour le sultan Mohamed Benyoucef lors de la déposition de ce dernier et de son bannissement.
AU CM1 AVEC EL TESTICULO
Je quittai l'année de cauchemar du CE2 avec un immense soulagement. Soulagement d'autant plus intense que j'appris, à la rentrée, que je ne serais pas dans le CM1 de M. Adam qui avait une réputation de maître très sévère. L'autre CM1 avait pour titulaire un maître débonnaire et amorphe qui passait pour ne pas trop embêter les élèves. De fait, non seulement il nous laissait tranquilles mais encore il se permettait de somnoler les après-midi pendant que nous bavardions tout à notre aise ! C'était du jamais vu. Je garde de cette année scolaire deux souvenirs très nets. Le premier : lors de la première journée de l'année scolaire. Le maître procède à l'appel et demande à chaque élève où il est né. Je répondis, quand mon tour fut venu : « Douar Messaada ». Éclat de rire général que le maître ne réprouve pas mais qu'un congénère du douar, Baroudi Benderdour, ose moquer : « Pourquoi vous riez ? ». Le second : le maître prend un congé (de maladie sans doute) qui doit durer longtemps. La preuve ? On nous dispersa dans d'autres classes, les deux CE2 -celui de C. et celui de M. Bertalon, petit homme sec qui avait une réputation de bourreau d'élèves-, le CM1 de M. Adam, et le CM2 de M. Bouaziz dans lequel je fus affecté. C'était le CM2 préparant aux études courtes, c'est-à-dire vers la classe de fin d'études primaires (que tenait M. Benhamou).
PUDENDA PENDOUILLANT
Pour mon malheur, le maître (celui du CM1) habitait dans ma rue, près de Norbert Quilès, et à quelques mètres de mon vis-à-vis, M. Robert. Une fin de journée, alors que je rentrais à la maison, je vis le maître assis sur un fauteuil d'osier, prenant le frais devant le seuil de sa maison. Il devait être en convalescence. J'attendis d'être juste en face de lui pour lui dire « Bonjour monsieur ». Mais quand je tournai la tête vers lui, ce n'est pas son visage que je vis mais ses pudenda qui pendaient, lamentables et flasques, de son short trop large. Je baissai aussitôt la tête, en proie à une confusion totale et ne saluai donc pas. Je passai devant Mme Cassado, notre voisine et amie, qui se tenait sur le seuil de sa demeure, les mains sur les hanches. Mains sur les hanches, ce qui était le signe incontestable qu'elle n'était pas contente, pour dire le moins. C'est que son fils P'tit Louis était avec moi dans la classe de ce maître qui lui faisait face, jambes écartées, ses génitoires à l'air libre. Les jours suivants, je changeai d'itinéraire, passant par le boulevard national, pour rentrer chez moi et éviter , ce faisant, le spectacle affligeant du maître débraillé.
AUX OUBLIETTES
Le maître reprit le « travail » après plus d'un mois de congé. Je quittai avec regrets le CM2 de M. Bouaziz. Nous retrouvâmes notre salle de classe et notre maître débonnaire et flasque. Quand je passai devant lui, il claqua du doigt et me désigna, sans un mot, la table du fond où je fus assigné à résidence jusqu'à la fin de l'année. Mis aux oubliettes. Je n'étais plus interrogé, je ne passais plus au tableau, je n'existais pas. Et je ne savais même pas pourquoi j'étais l'objet d'un pareil châtiment. Cela dit, il ne m'a jamais battu. Encore heureux ! En fait, j'avais une paix royale et je n'avais même plus besoin d'écouter le maître car j'avais accumulé une belle avance durant le temps passé chez M. Bouaziz -qui était, lui, du genre stakhanoviste. Pas question de chômer deux minutes avec lui ! Je me sentais si bien dans sa classe que je surclassai bon nombre de ses propres élèves. L'année du CM1 finie, un oubli opaque la recouvrit et le maître avec. Ce n'est qu'avec le grand âge que me revinrent ces bribes de souvenirs que je relate.
EL TESTICULO
Avais-je subi la damnation que Cham eut à essuyer pour avoir surpris son père, Noé, saoul et nu comme un ver, comme dit la Genèse ? Aujourd'hui, tout ce que m'inspire cet épisode c'est d'imaginer ce que pouvait bien ruminer Mme Cassado, ce jour-là, avec ses mains sur ses hanches. Alors je me suis décidé pour ceci : « Ahi esta todo el dia con su testiculo cuelga ! Madre mia que perezoso ! » ("Là il est toute la journée avec sa couille qui pendouille. Maman, quelle feignasse !"). Et j'ai donc décidé de surnommer le maître feignasse "El Testiculo". Une couille, quoi (sauf votre respect).

N.B. Vous pouvez retrouver l'ensemble des "épisodes" de "Mémoire en fragments" dans la rubrique "PAGES" du blogue.