braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

samedi 19 avril 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (9)

Au CE1 de Monsieur ROBERT -1950-/51. Je suis le n° 25 - (Crédit photo Amicale du Rio-Salado)

LE CE1 ET... M. ROBERT !

L'année scolaire suivante, tout changea pour moi. Je rejoignis l'école communale, la vraie, où j'eus pour maître mon si sympathique voisin, M. Robert. J'étais l'un des rares Arabes issus de la classe du hangar, les autres ayant tous été affectés dans un autre CE1, au sein de l'école communale qui s'était agrandie de deux salles. Bon débarras ! La plupart de mes nouveaux congénères étaient des redoublants. Mais les choses n'allaient pas beaucoup changer sur le plan de la camaraderie : j'étais un corps étranger à la communauté des Européens. À une exception près : un camarade de classe, Jean-Louis Cédro, sympathisa avec moi ; il m'invita même chez lui. Nous jouions dans leur vaste cour où il apportait ses jouets : pistolets, automobiles, soldats de plomb..., j'étais ébahi de voir qu'un enfant pouvait disposer de tant de richesses ! Jean-Louis était aussi menu que moi. Je crois bien que nous étions les plus petits de la classe. Qui se ressemble... .

LA RÉDACTION

À la rentrée des vacances d'hiver (on disait de Noël), le maître nous demanda de prendre nos ardoises et de décrire les cadeaux qu'on nous avait offerts pour l'occasion. Grande panique de l'élève arabe qui ne connaissait rien à ces fêtes ni à ces us et coutumes. Je me souviens que je faillis éclater en sanglots puis me repris et décidai de tout simplement raconter mes vacances. Je fis bien quatre lignes d'ardoise, décrivant les jeux auxquels je m'étais adonné avec mes camarades : gendarmes et voleurs (que nous appelions "Délivrer"), matches de football, cache-cache, etc.. Sauf que je n'avais joué à rien de tout cela mais que c'était les autres, ceux de mon quartier, qui y jouaient. Sans moi. M. Robert passait dans les rangs et lisait furtivement notre production. L'exercice fini, il désigna l'élève qui avait fait la meilleure rédaction en lui demandant de la lire. Et ce fut mon nom qu'il prononça. 

GAULOIS ET DRUIDES

En distinguant mon petit texte, M. Robert me valorisait à mes propres yeux et aux yeux des autres, en même temps qu'il effaçait d'un coup la distance qui me séparait d'eux. M. Robert m'invitait à rentrer dans le rang et c'est tout ce que je demandais : être comme tout le monde. Je n'ai pas été dupe du geste de M. Robert, pas plus que je ne serai dupe des pieux mensonges de l'historiographie officielle, celle que l'on nous enseignait et que l'on résume généralement par « nos ancêtres les Gaulois ». Un jour que je rapportais à mon père l'affaire Jeanne d'Arc -M. Robert, des trémolos dans la voix, avait failli nous faire pleurer-, mon père éclata d'un rire sonore et me dit : "Fais semblant d'y croire, mon fils ; tu comprendras plus tard." Plus tard, bien plus tard, je compris, en effet.                  

REVOILÀ C. ET VOILÀ CHUPA-LA-MIERDA

Le CE1 fut une heureuse mais courte parenthèse. Une atroce surprise m'attendait : au CE2, je retrouvai C., le maître sadique. Un incident marquera cette année et ma mémoire de manière indélébile. Je me trouvai en concurrence, pour le poste de Premier de la classe, avec un élève européen, rachitique et souffreteux. Il ne sera que deuxième au classement. Un après-midi, son grand-père déboula en classe et apostropha le maître : "Quoi ? Un Arabe premier et mon fils deuxième ! Jamais de la vie ! Tu vas m'arranger ça, hein Raymond ?". L'homme en question était universellement connu sous le sobriquet de Chupa-la-mierda, car c'était le vidangeur des fosses septiques du village. Son petit-fils n'a évidemment pas échappé à celui de "Fils de Chupa" etc.. Le maître m'appela à son bureau, après que Chupa eut quitté la classe, et me tint ce langage : "ça ne te ferait rien que je te mette deuxième et R. premier ? Mais pour moi, tu seras le vrai premier." J'ai dit : "Non monsieur, ça ne fait rien". Le maître m'inspirait une telle terreur que je vois mal ce que je pouvais dire d'autre. Ce faisant, je savais que mon père me passerait un savon pour n'avoir été que deuxième et que je ne lui rapporterai pas l'incident parce que j'aurais trop craint sa réaction à l'égard du maître. 

BASTON DANS LA MAISON POULAGA

Mon père avait corrigé au ceinturon, dans le commissariat de police même, le commissaire et son âme damnée, le garde de nuit, qui avait les Arabes en horreur absolue et qui nourrissait à leur endroit des intentions rien moins qu'homicides, comme il allait le montrer dès le 1er novembre 1954, quand une vie d'Arabe ne vaudrait plus rien. L'incident s'était produit à la suite d'une bagarre entre mon frère et le fils du garde de nuit : le Calciné était arrivé en pleurs à la maison. Ma mère rapporta la chose à mon père en le "chauffant", lui représentant que le fils du garde de nuit était plus âgé et bien plus grand que mon frère, qu'il ne s'agissait pas d'une bagarre à armes égales, pour ainsi dire. Il faut dire que les fils du garde de nuit étaient à l'image de leur père, témoignant aux Arabes une haine rare, saisissant le moindre prétexte pour battre celui qui avait le malheur de tomber entre leurs mains. On rapportait que l'un des frères avait violé un petit berger arabe du Graba, un orphelin. Le lendemain matin, mon père s'était posté à la porte de l'école en compagnie de son fils ; quand celui du garde de nuit se présenta à l'entrée, mon père le saisit et lui administra une paire de gifles retentissante. Le garçon s'enfuit en hurlant, criant : "Papa !". Dans l'après-midi même, mon père fut convoqué au commissariat. Avant d'entrer, il prit soin de défaire sa large ceinture et de l'enrouler autour du poignet. Quand il entra, il ne regarda pas le commissaire qui se tenait debout, derrière son bureau et face à lui, mais rabattit la porte derrière laquelle se tenait le garde de nuit, armé de son manche de pioche : le garde de nuit avait accoutumé de traiter ainsi les Arabes, au manche de pioche. Mon père frappa sans hésiter. Il rapportera plus tard que les deux bravaches, terreur des Arabes, n'avaient même pas esquissé un geste de défense, se contentant de crier et d'appeler au secours. Comme le siège du commissariat était attenant à la mairie, les employés s'y précipitèrent puis ameutèrent le premier adjoint au maire, M. Joseph Sempéré, l'ami de mon père. Comme mon père était membre du conseil municipal, les choses en restèrent là. 

N.B. Vous pouvez retrouver l'ensemble des "épisodes" de "Mémoire en fragments" dans la rubrique "PAGES" du blogue.

mardi 15 avril 2014

NUIT ET BROUILLARD : NTM OU BTS ?

  

Article publié en juin 2013... et plus que jamais d'actualité.

Les Algériens vivent depuis plus d'un mois avec une présidence de la République en déshérence. Lorsque l'on sait le poids -exorbitant- du président de la République dans le prétendu système institutionnel algérien -en vérité, il n'y pas de système institutionnel, il n'y a qu'un despotisme primitif camouflé derrière des oripeaux institutionnels - la situation actuelle est paradoxale à plus d'un titre.

Les Algériens se sont-ils aperçus que le pays n'a pas été foudroyé ni pulvérisé en l'absence de « l'homme providentiel »? Les Algériens ont-ils compris le sens réel de cet état de faits ? À savoir qu'ils n'ont aucunement besoin d'un « sauveur », qu'ils ne sont pas de grands enfants indisciplinés demandant la présence d'un père fouettard afin de les sauver d'eux-mêmes. Les Algériens sont-ils, dès lors, capables de se pénétrer de cette réalité et d'en mesurer toutes les implications ? L'accès à leur être politique en tant que seule source de la souveraineté est à ce prix.

De manière générale, pourquoi l'absence du chef de ce qu'il faut plus sûrement appeler le makhzen algérien passe-t-elle inaperçue ? Il en est du pouvoir comme du système des vases communicants : plus il y en a à un bout, moins il y en a à l'autre. Plus il y a de pouvoirs concentrés entre les mains d'un seul homme, moins il y en a dans les institutions -et c'est bien pour cela qu'elles ne sont que des simulacres d'institutions. Plus il y en a dans les appareils de pouvoir et moins il y en a pour la société civile. Ce qui veut dire que ce système, qui empêche le libre déploiement du fluide du pouvoir, est thrombosé.

Habitués depuis 50 ans à vivre sans pouvoirs et sans droits, les Algériens, retirés sur l'Aventin du mépris, ruminent leur vengeance à l'égard de la caste militaro-policière qui leur a volé leur vie et l'avenir de leurs enfants. Et leur vengeance risque d'être terrible car, durant plus de soixante ans, on leur a seriné que l'on ne peut rien obtenir d'un pouvoir autrement que par la violence. Il s'agissait évidemment du pouvoir colonial, sourd, aveugle, lâche, génétiquement incapable de se placer dans le sens de l'histoire. Mais les pouvoirs arabes qui ont succédé aux pouvoirs coloniaux valent-ils mieux que leurs prédécesseurs ? Des penseurs et des révolutionnaires noirs et arabes avaient proposé, dans les années 70 et dans un cadre conceptuel fanonien, la notion de colonialisme intérieur pour caractériser les régimes post-coloniaux -ainsi d'ailleurs que les USA. On pourra toujours ergoter sur la validité de cette notion mais l'essentiel de ce qu'elle dit est ici : le mépris dans lequel ces régimes tiennent leurs peuples qu'ils privent de tous les droits civiques, politiques et économiques.

Il n'est que de voir la délectation avec laquelle les vrais maîtres du makhzen, c'est-à-dire la SM, préparent les prochains jeux de cirque au cours desquels s'affronteront leurs coolies, qui seront autant de lièvres et de leurres car la désignation du chef nominal du makhzen est de la seule compétence des maîtres. La désignation du dey d'Alger n'était-elle pas déjà de la seule compétence de l'Odjaq des Janissaires ? Maîtresse d'un jeu politique qu'elle a perverti à un point rarement vu dans les annales internationales, la SM, s'amuse à souffler le chaud et le froid, à envoyer des ballons-sondes, à souffler à ses larbins des médias des noms de probables futurs deys -Benbitour, Benflis, Hamrouche, Zéroual...-, à brouiller les pistes pour égarer les Algériens et leur faire croire que la situation est hautement indécise et gravement dramatique, dans le même temps où elle réprime par la violence et le complot tout mouvement citoyen libre sous le fallacieux prétexte qu'il participe d'une tentative de déstabilisation de l'Algérie par ses ennemis extérieurs. Antienne mille fois ressassée à laquelle ne font semblant de croire que les coolies de la SM.

L'alpha et l'oméga de la philosophie de la SM est -et a de tout temps été- son opposition à l'émergence d'un État civil de droit, ce qui passe par le torpillage systématique de toute tentative de bâtir des institutions pérennes. C'est cela la vérité de 50 ans de vie politique : l'impossibilité d'édifier un état digne de ce nom en Algérie parce que la SM ne le veut pas. Et il est, de ce point de vue, aussi faux que perfide de donner à croire (comme le font les officiers propagandistes de la SM) que les militaires de la nouvelle génération pourraient prendre l'initiative de défaire le système de l'Odjaq : d'abord parce que la SM fait régner la terreur en priorité sur l'armée ; ensuite parce que l'armée et la SM sont dans une relation ambivalente dans laquelle la SM garantit le pouvoir nominal de l'armée et l'armée, le pouvoir réel de la SM. Ces liens consubstantiels entre les deux appareils -l'ANP n'est pas une institution, elle est un appareil- sont aujourd'hui raffermis par leur gestion commune de la Grande Corruption : les rétro-commissions sur les contrats internationaux, l'accès discrétionnaire aux devises (un membre de la « famille » importateur de bière a accès aux devises ; un Algérien lambda atteint de cancer, lui, ne le peut pas), le monopole des activités stratégiques et fortement rémunératrices (les technologies nouvelles, le médicament...), etc.. Hocine Malti ne parle pas de Coupole mafieuse à la tête de laquelle trône le chef de la SM, pour rien !

La seule vraie question qui doit agiter les gens de la Coupole dans la conjoncture présente est celle de savoir si un retour de balancier vers le BTS est opportun ou non. Le BTS (clan de l'est symbolisé par les villes de Batna, Tébessa, Souk-Ahras) a connu une période faste durant le règne du roi-fainéant, Bendjedid, 13 ans, qui s'est achevé dans la guerre civile. Une tentative de prolonger la mainmise de ce clan sur le pouvoir par le truchement de Zéroual a vite avorté en provoquant une grave crise interne qui a poussé Zéroual à la démission. La voie était dès lors ouverte devant le clan de l'ouest tracté par Bouteflika, le NTM (Nédroma, Tlemcen, Msirda), dont le règne -14 ans- a marqué le tournant mafieux du makhzen. Voilà très exactement à quoi a mené la malédiction de l'assassinat de 'Abane Ramdane : le règne de soudards tribalistes et mafieux qui ont mené le pays à la guerre civile et à la généralisation de la corruption.

Croyez-vous que cela ait servi de leçon ? Pas du tout ! Le politologue de la SM, M.C. Mosbah, vient de se fendre d'une tribune dans la presse française dans laquelle il appelle de ses vœux le retour au pouvoir... de Zéroual, oubliant opportunément que c'est la SM qui avait terrorisé ledit Zéroual et poussé à prendre une prudente retraite s'il ne voulait pas subir le sort de Boudiaf.

La presse algérienne a fait état, parallèlement, d'une démarche qui a toutes les allures de la Moubaya'a (serment d'allégeance) médiévale et makhzénienne : 150 membres de la « famille révolutionnaire » ont sollicité une entrevue avec l'ex-président Zéroual, retiré sous sa tente dans les Aurès, pour le supplier d'accepter de revenir au pouvoir.

Cent-cinquante prébendiers qui s'arrogent le droit de décider à la place du peuple algérien ! Quel mépris pour ce peuple ! On a souvent parlé de la fameuse hiérarchie du mépris dans l'Algérie coloniale ; le système du makhzen algérien la reproduit, en effet, scrupuleusement.






vendredi 11 avril 2014

LA LONGUE MARCHE VERS LE MAKHZEN



Boukharrouba, encadré par l'âme du Makhzen
( Article écrit en juin 2012... mais qui reste d'actualité.)


Alors que les masses arabes ont entrepris une critique pratique des pouvoirs kleptocrates et sanguinaires qui leur volent leur vie, certains pays arabes continuent d'afficher benoîtement et toute honte bue leur raison sociale familiale : l'intitulé de l'Arabie saoudite énonce clairement que l'État et le pays sont la propriété privée de la famille des Saoud ; le pouvoir d'État algérien, quant à lui, s'autodéfinit comme celui de la « Famille révolutionnaire », proclamant avec arrogance que l'Algérie appartient corps et biens à un groupe fermé uni par des liens qui, s'ils ne sont pas de sang -encore que...- y ressemblent beaucoup.

Le syntagme étrange et passablement oxymorique de "famille révolutionnaire" est né durant les années 90, quand les deux grands clans qui dominent le pays ont décidé d'en découdre. Non pas certes en un conflit ouvert et sur des bases claires mais au contraire en une guerre opaque et par acteurs interposés, ceux dont ils ont encouragé la constitution comme le Front islamique du salut ou qu'ils ont créé de toutes pièces comme les Groupes islamiques armés, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat dont sortira, au moment opportun, Al Qa'ida au Maghreb islamique. Guerre de lâches où le crime n'est jamais revendiqué, jamais jugé dans le respect de l'habeas corpus, où des (prétendues) fetwas de mort sont placardées de façon anonyme sur les murs des villes, où ceux qui avaient le plus de chances de mourir étaient ceux qui refusaient justement de faire allégeance au pouvoir.

Quand le bain de sang fut tel qu'il souleva l'indignation horrifiée de l'humanité civilisée et que le spectre somalien fut en vue, tant les fractures au sein de la société algérienne furent terribles, les deux clans sifflèrent la fin des combats, tombant dans les bras les uns des autres et rappelant qu'ils étaient les membres d'une même famille, indivisible, inaliénable. Mais le prix à payer fut l'élargissement de la famille à de nouveaux membres, les deux cents mille miliciens des groupes d'autodéfense.

On l'aura compris, la notion de "famille révolutionnaire" était le condensé d'un triple aveu : le premier est qu'il s'agissait d'un armistice, la guerre sanglante n'ayant rien réglé ni aucunement entamé les forces de l'un et l'autre clan. Le second est qu'un groupement d'intérêts a dû se mettre en place pour dépasser la contradiction entre les deux clans afin qu'ils pérennisent leur domination sur l'État et le pays. Le troisième est qu'il n'hésiteront devant rien si leur suprématie est mise en cause. Mais qui sont les deux clans qui le composent ?

Quand les dirigeants de l'insurrection du 1er novembre 1954 se mirent à l'abri derrière les frontières égyptiennes, puis de celles du Maroc et de la Tunisie, ils ne savaient pas que de cette décision allait découler un bicéphalisme de fait dans les instances dirigeantes de la rébellion. À l'ouest, s'est mis en place un service de renseignements et d'écoute, ancêtre de ce qui allait faire office de sécurité d'État façon KGB et Stasi, la Sécurité Militaire ; à l'est, se formait une véritable armée, bien équipée, bien encadrée.

La SM, formée au départ de lettrés et d'intellectuels soustraits aux maquis de l'ouest du pays durant la guerre d'indépendance, était plutôt ouverte aux idées modernistes. L'armée, composée d'éléments plébéiens issus en majorité d'une région plus traditionaliste, plus en prise sur l'Orient arabe dont elle a souvent prolongé les grandes idées, particulièrement celles du fondamentalisme religieux, apparaît plus perméable à un nationalisme teinté de religiosité plus ou moins rétrograde.

Ainsi naquirent, fruits vénéneux de la guerre, les deux instances qui s'affirmèrent très tôt comme les futurs vrais maîtres du pays : l'armée des frontières et le service de renseignements et des liaisons. La direction politique de la rébellion, le gouvernement provisoire, n'a jamais été, quant à elle, qu'une coquille vide destinée à la consommation extérieure.

La rivalité entre les deux instances, qu'on aurait pu croire anecdotique et transitoire, s'est, au contraire, consolidée et solidifiée en des postures idéologiques antagoniques. Dès les premières années de l'indépendance du pays, en effet, les deux maîtres recrutèrent à tour de bras, chacun dans son vivier géographique, les services de renseignements à l'ouest et au centre, l'armée à l'est. Dès lors, la nature réelle de ces deux institutions s'obscurcissait et elles se mirent à apparaître sous les traits de clans à caractère régionaliste. Le conflit latent entre elles pouvait apparaître comme un affrontement entre deux régions, alors qu'il oppose, en réalité, deux appareils de pouvoir.

La SM jouera de ce leurre après l'arrivée de Bendjedid au pouvoir : elle popularisera par la rumeur le mot d'ordre de « BTS » (Batna, Tébessa, Souk-Ahras) pour brocarder le pouvoir chadliste accusé de s'appuyer sur un clan régional aussi étroit que le Bec de canard. BTS étant les initiales de « brevet de technicien supérieur », c'était qualifier par antiphrase la camarilla introuvable groupée autour d'un président « analphabète bilingue », comme disaient les simples gens.

Que le pouvoir de Bendjedid fût népotique et régionaliste, personne ne le contestera. Mais que dire de celui de Bouteflika ! Devant la scandaleuse fermeture de ce clan sur un bassin de recrutement de quelques centaines d'hectares, la SM sera contrainte de lui inventer un sobriquet qui lui va comme un gant : « NTM » (Nédroma, Tlemcen, Msirda) qui est le nom d'un groupe de rap célèbre et qui, développé, donne « Nique ta mère » (sauf votre respect).

Ainsi donc, un pays de 36 millions d'habitants, disposant de richesses naturelles considérables, de richesses humaines encore plus grandes, un pays qui a tous les atouts de base pour devenir une puissance émergente (que l'on voudrait non dominatrice, juste, accueillante et fraternelle à ses frères africains et maghrébins), ce pays est encore dans les serres de rapaces dominateurs et corrompus qui le gèrent à la manière d'une propriété privée héritée de leurs parents.

Aucun changement réel, aucun changement vrai ne pourra advenir tant que perdurera ce système de domination clanico-mafieux. C'est à cette aune seule qu'il convient d'appréhender les enjeux des élections à venir pour ne pas se laisser enfumer par les controverses idéologiques frelatées et perdre de vue l'essentiel.

mardi 8 avril 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (8)

2° au 2° rang,  à partir de la gauche, moi.  A droite du "maître" et au 2° rang, le garde du seau.

L'ÉCOLE COMMUNALE

Le grand jour arriva pour moi : nous sommes en 1949. J'ai six ans et je n'ai qu'une très vague idée de ce qu'était cette institution que l'on appelle école. M. et H., eux, étaient passés par l'école maternelle, ce qui leur conférait une autre supériorité sur moi.  Combien de fois ne m'ont-ils pas moqué sur l'air : Tu ne sais pas ce qui t'attend ! Le matin du jour J, mon père m'accompagna. À l'école communale de garçons, on nous mit en rangs puis on nous fit sortir pour aller vers une sorte de hangar, situé non loin de là face à un terrain vague enclos d'une barrière de bois ; un corral pour canassons, me suis-je dit. Non. C'était notre cour de récréation. Et le hangar était notre salle de classe. Quatre murs et un toit, pas de carrelage par terre mais du méchant ciment bien rugueux, un tableau noir mobile, un bureau sans estrade et des tables d'écoliers, voilà ce qui s'offrait à notre vue, nous la quarantaine d'élèves, tous arabes, qui entrions dans cette sinistre étable. (Après, bien après, je comprendrai le pourquoi de ce qui semble à première vue une ségrégation : le programme du CNR -Conseil national de la résistance- était entré en application qui rendait la scolarisation obligatoire et gratuite. La commune agrandit dès l'année suivante l'école de garçons et fit construire une école de filles flambant neuve, l'ancienne deviendra le collège d'enseignement général.) 

C.

C. était notre instituteur. Un homme jeune, sec que je n'ai jamais vu sourire. Il roulait les R et parlait -comme je pus en juger des années après- un français approximatif. Le maître pissait dans le fond de la salle, dans un seau en fer, en faisant un bruit de cascade. Un élève était préposé au seau -le garde du seau. Il avait à charge de le vider dans les latrines de l'enclos -une sommaire baraque de bois entourant deux latrines, des trous creusés à même le sol et qui allaient se perdre dans quelque fosse septique- et de le nettoyer. Pendant que le maître pissait dans un fracas de chutes du Zambèze, le garde du seau était debout, près du tableau, nous faisant face et s'acquittant ainsi de son autre mission : veiller à ce que personne ne se retourne pour regarder le maître dans ses œuvres urinaires. Il faut dire que le garde du seau était le plus âgé d'entre nous, le plus grand et le plus fort. Précaution inutile : qui aurait osé le geste fou, sachant que le maître l'aurait battu comme plâtre ? Car nous n'allions pas tarder à découvrir une autre facette de la personnalité de notre instituteur, mis à part son absence d'éducation -un instituteur qui urine en classe, où cela s'est-il vu ?- : la violence sadique. Il éprouvait indéniablement du plaisir à battre les élèves ; pour une vétille, pour une petite tache sur le cahier, pour n'importe quoi ; tout lui était prétexte à frapper. Et quand il frappait, il avait du mal à s'arrêter. Je l'ai appris à mes dépens un jour que l'un d'entre nous se mit à racler la semelle de ses souliers sur le sol; cela ne dura que quelques secondes mais le maître entra dans une fureur démentielle, exigeant de savoir qui était le coupable : trois élèves –dont le coupable lui-même et H, le clone de Ritou- me dénoncèrent. C'est lui, monsieur ! J'étais tétanisé au point de n'être même pas capable de tenter la moindre dénégation. Le maître s'attaqua à mes jambes -j'étais en culottes courtes- au moyen d'une fine baguette d'olivier ; il me flagella jusqu'à ce que j'eus les jambes en sang. À la sortie de l'école, je me dirigeai vers le coupable, bien décidé à avoir une explication avec lui. Mais il fut vite entouré et protégé par trois ou quatre de ses acolytes qui menacèrent de me faire un mauvais sort. Personne ne prit mon parti ; personne n'eut un mot de sympathie pour moi. Ce jour-là, je crois que j'ai compris que je n'avais rien à attendre de cette engeance de lâches qu'étaient tous ces Arabes du village et du Graba (le village nègre, comme le nommaient les Européens), qui me rejetaient comme un pestiféré. Durant cette année, je n'ai pas souvenir que j'eus un seul camarade d'école, celui avec lequel on fait le chemin de la maison à l'école et retour, celui avec lequel on joue à la récréation. Aucun. Aujourd'hui encore, à plus de 65 ans de distance, quand je me remémore ma première année d'école, c'est ce souvenir cuisant qui s'impose à moi. Et cet autre.

LE MAÎTRE CORRIGÉ

C'était par un après-midi d'hiver froid et pluvieux ; il tombait des hallebardes. Une femme européenne entra silencieusement en classe ; elle portait un manteau rouge ; ses cheveux blonds étaient ruisselants et collaient à son visage ; ses yeux aussi étaient rouges, injectés de sang et elle avait un regard fou. Jamais je n'oublierai ce regard ! Elle était maigre et grande. Le maître était assis à son bureau. Elle s'était plantée devant lui et, sans un mot, lui avait jeté en pleine figure une boîte de jetons et de bûchettes, puis une boîte de craie ; elle s'était retournée, n'ayant plus rien sous la main, avait saisi un plumier d'élève sur la table la plus proche et le lui avait brisé en mille morceaux sur le bras. Il n'avait pas bronché, pas dit un mot. La femme tremblait comme une feuille agitée par le vent, debout, face au maître qui gardait la tête baissée. La femme s'était mise soudain à crier comme une hystérique : Lâche ! Espèce de lâche ! Tu n'es qu'un lâche ! Elle criait et le tambourinait de ses poings ; elle criait et pleurait. J'appris, plus tard, que cette femme était l'épouse du maître mais je n'ai jamais su pour quelles raisons elle était venue châtier son mari en public, devant ses propres élèves qui plus est ! Mais on peut les imaginer, ces raisons. 

PREMIER DE LA CLASSE

J'allais aggraver mon cas en ajoutant deux autres motifs d'exclusion à mon passif. À l'encontre de la plupart de mes « camarades » de classe, qui rejoignaient « l'école coranique » après les cours, je ne me joignai pas au mouvement : mon père, à qui j'ai demandé l'autorisation, avait répondu : « Si j'apprends que tu es allé chez ce taleb crasseux et menteur, je te pends par les cils ! » (Mon père affectionnait cette expression propre à notre terroir.) Je demandai alors à ma mère d'intercéder auprès de mon père -que ne ferait-on pas pour éviter l'exclusion et rejoindre le troupeau ? J'entendis -caché dans la chambre- mon père répondre : « Mon fils chez un taleb ignare et mouchard ? Jamais de la vie ! ». Inutile d'insister. Adieu donc à « l'école coranique » et béni soit mon père qui m'a évité cette infection, cette promiscuité crasseuse sur une natte d'alfa elle-même crasseuse auprès d'un taleb probablement pédophile. 

La deuxième cause d'exclusion venait de ma réussite scolaire. Je devins, en effet, le meilleur élève de la classe du hangar. J'étais premier à chaque classement mensuel. À la fin de l'année, j'obtins le premier prix, un livre illustré pour enfants, qui mettait en scène un délicieux chaton nommé -de façon originale- Minet. Cette réussite scolaire -qui ne m'attira pas pour autant et à tout le moins l'aménité du maître-, allait me valoir la jalousie des autres élèves. Mes voisins de quartier, H. et M. -qui avaient fait la maternelle eux ! et qui prédisaient au boujadi (péquenot) que j'étais le sort funeste de la « caporra » (dont je me demandais ce que cela pouvait bien signifier avant d'apprendre que le terme désignait l'âne, le dernier de la classe) devinrent verts de jalousie. Mon frère aîné ne fut pas en reste : un jour que je voulais montrer mon prix à ma sœur, je découvris mon malheureux Minet gisant en morceaux. Déchiré menu par mon frère qui ne parvenait pas à se prévaloir de semblables trophées. Ma sœur me consola : Il a toujours été jaloux de toi, ne fais pas attention ! 

(Ma sœur avait une théorie pour expliquer la jalousie de mon frère à mon égard : elle pensait que c'est parce que j'étais plus clair de teint que lui, qu'elle surnommait le calciné. Les lois de la génétique étant aussi impénétrables que les voies du Seigneur, ma famille était distribuée à parts égales entre calcinés et clairs de teint. Ma mère étant plutôt calcinée et mon père plutôt clair, leurs enfants se sont vus attribuer ces caractéristiques de façon curieusement égalitaire : ma sœur aînée, très claire de teint ; la cadette calcinée ; la dernière, claire. Le premier garçon, Le calciné en soi tel que l'éternité le figera; moi, clair. Quant au dernier, il ne ressemblait à rien.) 

samedi 5 avril 2014

LES ASSASSINS DE MAURICE AUDIN

Josette et Maurice Audin


Un livre vient de paraître (janvier 2014) aux éditions Équateurs qui porte le titre « La vérité sur la mort de Maurice Audin ». En fait d'enquête, le livre est tout entier une interview éprouvante du général Aussaresses, officier du renseignement au 1er régiment de chasseurs parachutistes (RCP) au moment des faits, par l'auteur, Jean-Charles Deniau.

D'emblée, deux remarques.
Sur ce titre d'abord : l'usage de l'article défini « La » suggère qu'on va enfin connaître le fin mot de cette affaire. On n'aura, en fait, droit qu'à l'accréditation des confidences du colonel Godard (divulguées partiellement par Yves Courrière en 1969).
Sur la méthode d'exposition, ensuite : l'auteur a fait le choix de ménager le suspense, comme dans un roman policier, et voudrait que le lecteur reste suspendu à la question : Aussaresses parlera, parlera pas ? On appréciera diversement ce faux suspense et on se demandera s'il était de mise dans un sujet si tragique.

Maurice Audin, professeur de mathématiques à l'université d'Alger, militant du Parti communiste algérien (PCA), a été enlevé le 11 juin 1957, à son domicile, par les parachutistes de la 10 ° Division aéroportée (DP), commandée alors par le général Massu. Il ne devait plus jamais reparaître. La 10° DP s'était vue investie des pouvoirs de police judiciaire par le Ministre résidant Robert Lacoste, agissant au nom du chef du gouvernement socialiste Guy Mollet. La « bataille d'Alger » commençait. Il s'agissait d' « extirper l'organisation rebelle » de la capitale.

Alger était devenue, en effet, un champ d'affrontement où les exactions contre les civils s'étaient multipliés à partir de l'attentat de la rue de Thèbes : un groupe de factieux européens dit « Groupe des quarante », gravitant dans les coulisses du Gouvernement général (GG) et comptant dans ses rangs l'agent provocateur Achiary (qui s'était illustré durant les massacres de mai 1945 à Guelma), fit sauter un pâté de maisons en pleine Casbah -la médina arabe-, murée par le couvre-feu. La complicité de l'armée et de la police était clairement établie. L'attentat fit 73 morts, hommes, femmes, vieillards, enfants tués dans leur sommeil.

Folle de douleur, la Casbah criait vengeance. L'organisation FLN allait réagir conformément à l'attente de la population arabe : œil pour œil, dent pour dent. La bataille des bombes déposées dans des lieux publics commençait. Le FLN avait un allié efficace dans la fabrication des bombes, leur transport et leurs caches, le PCA. Le parti disposait, en effet, d'une capacité logistique très importante en ce qu'il pouvait compter sur son réseau de militants et de sympathisants européens. Européens, donc insoupçonnables. Le PCA avait ainsi ses chimistes : Daniel Timsit et Giorgio Arbib fabriquaient les bombes. Jacqueline Netter-Guerroudj les transportait et les remettait aux « utilisateurs ». Le parti avait son imprimerie clandestine dans laquelle était tirée, notamment, « La voix du soldat », une feuille destinée aux conscrits et dénonçant la guerre injuste faite contre un peuple qui ne demandait rien d'autre que sa liberté. C'est André Moine qui en assurait la responsabilité.

Deniau -c'est toute sa thèse- pense que cette implication du PCA dans la bataille d'Alger confortait la véritable paranoïa anticommuniste des militaires français, encore sous le coup de leur cuisante défaite devant le Viet Minh. Dès lors, ils auront comme objectif de faire un exemple pour terroriser les Européens qui seraient tentés d'entrer en lutte aux côtés du PCA. Ainsi s'expliquerait l'assassinat de Maurice Audin.

Dans son livre, « La guerre d'Algérie », tome II, « Le temps des léopards », Yves Courrière révélait (grâce aux confidences du colonel Godard, chef d'état-major adjoint de la 10° DP) que l'ordre, émanant de Massu, était de liquider » Henri Alleg (qui avait été arrêté dans la souricière tendue dans le domicile de Maurice Audin). Pourquoi Alleg ? Parce que le directeur d'Alger Républicain (interdit de parution depuis 1955) était l'auteur anonyme des « Lettres d'Algérie » -publiées par « L'humanité »- et qui rendaient les militaires fous de rage. Ils avaient réussi à identifier leur auteur et ils le tenaient. Et il n'était pas question de le remettre à la Justice ! L'homme avait de l'entregent et un carnet d'adresses dissuasif -ne serait-ce que dans le milieu journalistique et intellectuel. Donc « corvée de bois » (= exécution sommaire déguisée en « tentative de fuite ») pour Alleg. Sauf que -dit Godard- les exécutants se sont trompés de prisonnier et ont emmené Audin à la place d'Alleg !

Deniau juge cette thèse invraisemblable : la photo d'Alleg était affichée dans toutes les salles de torture de l'immeuble d'El-Biar. De fait, il est difficile de croire Godard, quoique la chose ne soit pas strictement impossible, venant d'exécutants bornés, dont certains étaient illettrés. De plus, l'immeuble d'El-Biar était une véritable ruche, le va-et-vient des militaires et des prisonniers ne cessant jamais dès que la nuit tombait, l'erreur sur la personne devient plus plausible. Mais alors, on ne voit pas pourquoi, s'apercevant de leur bévue, les militaires n'auraient pas « remis ça », avec la bonne personne cette fois-ci, en l'occurrence Alleg.

Il y a peut-être une autre explication que Deniau ne pouvait pas percevoir -tant est écrasant le poids du « politiquement correct »- et qui nous est suggérée par Daniel Timsit. Dans son livre « Les récits de la longue patience », Timsit pose courageusement la question de sa non-condamnation à mort par le tribunal militaire (qui venait d'envoyer à la guillotine son camarade de parti, Fernand Yveton). Yveton avait posé une bombe dans l'usine à gaz d'Alger, bombe réglée à 19H30 afin de ne provoquer aucune victime parmi les ouvriers, le résultat escompté étant de provoquer une panne électrique géante. La bombe fut découverte et désamorcée à temps : il n'y eut donc ni explosion, ni dégâts, ni victimes. Yveton fut quand même condamné à mort et exécuté (11 février 1957). En mars de la même année, Timsit était jugé par le même tribunal et « s'en sortait » avec une condamnation à 20 ans de prison, alors que personne -pas même lui- n'aurait donné cher de sa peau : si Yveton a été condamné à la peine capitale pour avoir posé une bombe, que dire de celui qui fabriquait les engins explosifs ? (En l'occurrence, la bombe posée par Yveton avait été fabriquée par Taleb Abderrahmane, le chimiste du FLN qui sera lui aussi guillotiné.)

Si Timsit s'en est sorti, c'est, dit-il dans son livre cité ci-dessus, grâce à la mobilisation de la communauté israélite, son grand-père maternel étant grand rabbin. Cette mobilisation n'était évidemment pas de son fait à lui, Daniel Timsit militant communiste internationaliste, mais elle doit être vue comme réaction normale d'une communauté qui craint d'être stigmatisée par le comportement de l'un des siens. En se mobilisant et en faisant jouer ses relais dans l'appareil judiciaire, elle pouvait adoucir la sanction et par là-même atténuer l'opprobre qui toucherait la communauté. Fernand Yveton, ouvrier électricien, fils d'ouvrier électricien, vivant avec les Arabes du quartier du Clos-Salembier, n'avait aucune « surface » communautariste propre à lui éviter la mort.

Ajoutons pour faire bonne mesure qu'il n'est pas interdit de penser que la hiérarchie militaire, de son côté, ait également été soucieuse de ne pas ouvrir un nouveau front en paraissant s'attaquer à la communauté israélite. On peut compter sur la tête pensante de Massu -sa femme- pour avoir pris en compte cette donnée, elle qui fréquentait assidûment le tout-Alger mondain et avait une très forte influence sur son soudard de mari.

Récapitulons. En juin 1957, les paras détenaient, entre autres, trois militants du PCA dans leur centre d'El-Biar : Henri Alleg, Maurice Audin et George Hadjadj. C'est ce dernier, médecin de son état qui, pour épargner à sa propre femme la torture, a donné le nom d'Audin (dans le domicile duquel il avait soigné un fidaï du FLN, blessé, qui fut pris par la suite et qui donna le nom de Hadjadj). G. Hadjadj soignait les clandestins et hébergeait l'imprimerie du parti dans sa maison de campagne. M. Audin étant chargé de fournir des planques aux camarades recherchés, les paras s'acharnèrent sur lui, estimant qu'il savait où pouvaient se trouver les responsables de « La voix du soldat », André Moine et Paul Caballero. Ils n'obtinrent rien de lui.

Rien n'interdit, là non plus, d'appliquer la grille de lecture que nous suggère Daniel Timsit : Alleg et Hadjadj bénéficiant potentiellement de la protection de la communauté israélite à laquelle ils sont censés appartenir (alors qu'eux ne s'en réclament absolument pas, cela va sans dire), échappent à la corvée de bois. Maurice Audin, lui, est un jeune (25 ans) professeur de faculté, discret et rangé, sans appuis notoires autres que son appartenance au parti communiste -ce qui n'était pas à son avantage en ces temps de guerre. Audin se trouvait, de ce fait, logé à la même enseigne que Yveton. Quitte à faire un exemple -terroriser les intellos-, alors pourquoi pas lui ?
Josette Audin

Au terme de son enquête-interview avec Aussaresses, Deniau n'obtiendra rien d'autre du vieillard que ce qu'avait déjà dit Godard, à savoir que le soudard qui a assassiné Audin (d'un coup de poignard porté au cœur) est le lieutenant Gérard Garcet, adjoint direct d'Aussaresses. Auprès de l'un des exécuteurs des basses œuvres de l'équipe de tueurs d'Aussaresses, le sergent Pierre Misiri, il apprendra que le corps de M. Audin aurait été enseveli dans une fosse commune non loin de Sidi-Moussa, à quelque vingt km au sud d'Alger.

La lecture du livre de J.Ch. Deniau laisse sur un complexe de sentiments. D'abord, la révolte intérieure face à ce vieillard qui continue de ruser, de mentir, de prendre les gens pour des débiles mentaux, incapables de lire dans son jeu. La sidération, ensuite, face à un individu si radicalement dénué de toute empathie qu'il en perd tout caractère humain : car quel humain ne serait pas sensible à l'attente et à la quête d'une épouse -Josette Audin, la veuve de Maurice- qui cherche la vérité depuis 57 ans ? Pas Aussaresses. Point n'était besoin de convoquer Hanna Arendt et ses inévitables propos sur la « banalité du mal » (dont on se demande bien ce que cela signifie au juste) ; Aristote avait déjà dit l'essentiel sur la question : celui qui n'a pas besoin des hommes pour vivre est theos, Dieu ; mais celui qui ne peut pas vivre avec les hommes est therion, Monstre. Ajoutons, pour notre part, que pour vivre avec les hommes, il faut vivre en homme, c'est-à-dire être capable d'empathie.

C'est pourtant à ce monstre, que le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, rend presque hommage dans une interview à la radio Europe 1, le 02 mars 2003. Interrogé par le journaliste J.P. El Kabbach, avant le voyage en Algérie de Jacques Chirac, Bouteflika déclare : « Je n’aime pas la sanction qui a été prise contre le général Aussaresses (NDA : retrait de la Légion d'honneur). Je pense que, l’âge aidant, Aussaresses a eu besoin de se libérer de secrets qui pesaient très lourd. C’est à son honneur. Il a fait un sale boulot et il l’a dit. Ça ne porte en aucune manière ombrage ni à l’image d’un officier français ni à l’image de quelqu’un qui était sous les ordres d’un pouvoir politique. »

Au-delà de la honte que l'on éprouve à la lecture de cet incroyable et obséquieux hommage rendu à l'un de « ces assassins que craignent les panthères » (Aragon), on ne peut pas ne pas lire dans les propos de Bouteflika une absolution accordée aux généraux algériens qui ont mené une guerre sale, avec les mêmes méthodes que celles des Massu, Bigeard, Aussaresses, Trinquier et consorts. La situation des généraux français en 1957, et contrairement à ce que dit Bouteflika, est la même que celle des généraux algériens en 1992 : il n'y a pas d'autorité politique au-dessus d'eux. Les social-traîtres (SFIO et radicaux-socialistes) avaient positivement et lâchement abandonné toutes les prérogatives à l'armée française en Algérie ; l'armée algérienne, quant à elle, est et demeure le seul pouvoir en Algérie. Et voilà comment l'histoire vous revient dans les gencives, à la manière d'un boomerang : les dirigeants algériens sont désormais disqualifiés pour porter un jugement moral sur les affres de la guerre d'indépendance (affres dont ils étaient au demeurant bien prémunis, planqués qu'ils étaient derrière les frontières des pays voisins), car ils craindraient de se voir rétorquer : « Mais, vous avez fait la même chose ! ».

Pour finir, comment ne pas rappeler qu'au commencement de cette « bataille d'Alger », comme au commencement des massacres du 08 mai 1945, il y a le même sinistre personnage, spécialiste de la provocation, André Achiary ?

- En 1945, le mouvement national faisait un grand pas vers l'unité d'action et la clarification des objectifs politiques grâce à l'action des Amis du Manifeste et de la liberté (AML), sorte de front uni entre les autonomistes de Ferhat 'Abbas (initiateur du Manifeste pour les libertés, le 10 février 1943), les 'Oulémas et le PPA (Parti du peuple algérien). Face à ce mouvement de masse, les ultras (Pierre-René Gazagne, haut fonctionnaire du GG, André Achiary, sous-préfet de Guelma, Lestrade-Carbonnel, maire de Constantine...) étaient décidés à réagir pour « crever l'abcès » (M. Harbi). De leur côté les AML étaient confrontés à la surenchère du PPA dont les activistes ne témoignaient pas d'un sens politique élevé, pour dire le moins. Tout cela finira dans le bain de sang du 08 mai 1945.

- En 1956, l'insurrection a gagné l'Algérie du nord tout entière ; le Front républicain (la Gauche) arrive au pouvoir en France ; il engage des pourparlers secrets avec le FLN et limoge Jacques Soustelle (le GG qui a officialisé la responsabilité collective et conseillé le viol systémique des femmes arabes). Les ultras prennent peur, la population européenne fait une conduite de Grenoble à Guy Mollet qui se couche et les comploteurs qui agissent à partir du GG (parmi lesquels André Achiary) vont entrer en action en réalisant deux attentats spectaculaires : la bombe de la rue de Thèbes et le tir au bazooka contre le général commandant en chef, Raoul Salan. La direction politico-militaire de l'Insurrection ne saura pas éviter le piège qui lui était tendu. Cela donnera la « bataille d'Alger », immense désastre politique pour l'Insurrection et immense désastre moral pour l'armée française.



mercredi 2 avril 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (7)



LE QUARTIER

Longtemps le village se réduisit pour moi aux deux rues perpendiculaires qui encadraient notre maison : celle parallèle au boulevard national en long et celle qui la coupait, en large. Cette dernière était en vérité une impasse puisqu'elle s'arrêtait à l'entrée d'une richissime demeure, un château en pierre de taille, avec court de tennis, bassin de nénuphars et parterres de fleurs multicolores longeant le mur d'enceinte ; derrière un rideau de cyprès, les dépendances : l'inévitable cave avec ses chais et les habitations des employés, une famille arabe. Le tout s'étendait jusqu'à la limite est du village, la voie ferrée qui reliait Oran à Tlemcen en passant par Aïn-Témouchent. J'ai décrit là la résidence d'un colon puissant et influent, Henri Bour, qui deviendra le maire du village sans toutefois avoir été élu : en effet, les dernières élections municipales, celles de 1953, porteront à la tête de l'agglomération le « ticket » Gontran Milhe-Poutingon – Joseph Sempéré et leurs alliés du douar M'saada. Henri Bour sera désigné en 1956 par l'administration préfectorale comme président de la Délégation spéciale, à la suite de l'entrée en vigueur du décret du ministre-résident général -le dordognot guillotineur et néanmoins socialiste Robert Lacoste- portant, entre autres, ajournement sine die des élections municipales. La disposition principale de ce décret, qui consistait à promouvoir quelque 1500 communes de la catégorie de « commune mixte » -dirigée par un administrateur flanqué d'un caïd- à celle dite « commune de plein exercice » -dirigée par un conseil municipal élu-, était, en réalité, déjà contenue dans le statut de 1947 qui n'avait jamais été appliqué, les « 200 » familles coloniales s'y étant opposées. La commune mixte prévalait dans les agglomérations où l'élément blanc était inexistant ou en nombre insuffisant ; la commune de plein exercice s'imposait quand les Européens étaient en nombre et pouvaient donc jouir du droit de diriger les affaires locales qui étaient d'abord leurs affaires.

MUNICIPALES DE 1953

Henri Bour était l'adversaire de Milhe-Poutingon ; c'était le représentant des gros colons alors que le second était plutôt celui des petits cultivateurs et négociants en vins. D'autre part, H. Bour courtisait les Arabes du village et ceux du « Graba », alors que M.-Poutingon pouvait compter sur les voix du douar M'saada. Aux élections municipales de 1953, et pour autant que mon entendement d'enfant ait pu saisir la réalité des choses, l'affrontement entre les deux listes fut rude. Je me souviens parfaitement d'un moment dramatique le jour même des élections : l'arrivée intempestive de mon beau-frère à la maison, la discussion qui s'ensuivit avec mon père, mon père qui s'arme de son 6,35, ma mère qui essaie de le dissuader d'emporter le pistolet, mon beau-frère qui vérifie si son coutelas de cuisine est bien en place sous sa veste, les deux hommes qui sortent précipitamment. Dans la rue, des hommes du douar qui attendaient là se joignirent à mon père et la petite procession s'ébranla d'un pas martial en direction de la mairie où avait lieu le dépouillement des bulletins de vote. Je lui avais emboîté le pas, à distance respectueuse toutefois.

Je me souviens de la confusion qui régnait devant le local des sapeurs-pompiers, près de la mairie. Je ne pus m'approcher à distance suffisante pour entendre ce qui se disait. Probablement des contestations de décompte des bulletins ; peut-être même des tentatives de fraude ? Tout ce que j'en saurai, c'est que les M'saada auraient été provoqués et insultés par les Arabes du village et du Graba, à l'instigation de leurs maîtres. Quand les résultats définitifs tombèrent, la liste de Milhe-Poutingon fut proclamée vainqueur. Joseph Sempéré était son premier adjoint et mon père était membre du nouveau conseil municipal qui comprenait quatre Arabes. C'est dire que M. Bour n'avait pas forcément de quoi se réjouir d'avoir pour voisins une famille arabe du douar M'saada, qui plus alliée de ses adversaires politiques. Pourtant, jamais nous n'eûmes à nous plaindre de quelque ennui que ce soit venu du château. Il est vrai que nous vivions, les uns et les autres, dans des galaxies différentes. Mais l'hostilité du château, nous allions l'éprouver de la part de la famille d'employés arabes. Cette famille vivait dans deux pièces contiguës ; il y avait le père, la mère et quatre fils. Le fils aîné, marié, trois enfants dont l'un avait mon âge, occupait l'une des pièces ; le père, sa femme et les trois fils -célibataires- occupaient l'autre. L'aîné des fils était le chauffeur du château ; son père et ses frères s'occupaient du jardinage. Et il y avait de quoi faire ! Juste après notre arrivée, l'un des frères partit en Métropole. Il ne revint plus jamais.

Le fils du chauffeur, le garçon de mon âge -appelons-le H.- me témoigna immédiatement une franche hostilité. Il ne m'adressait pas la parole et, quand il daignait lever les yeux sur moi, son regard n'était que mépris. Il était habillé comme un enfant-Dieu : étant du même âge que le rejeton Bour -Henri junior dit Ritou-, il héritait de sa garde-robe à peine usagée : pantalons golf, salopette de velours, chaussettes bigarrées, souliers à semelle de crêpe... De quoi provoquer la jalousie galopante des enfants de l'immédiat après-guerre que nous étions avec nos culottes courtes dix fois rapiécées et nos espadrilles à semelle de chanvre ou de caoutchouc, sans chaussettes évidemment ! Sauf que jaloux, je ne l'étais en aucune façon, la fierté des M'saada et leur morale sourcilleuse constituant de solides gardes-fous contre cela. Ainsi, l'un de nos adages dit Celui qui revêt les oripeaux d'autrui, peut être considéré comme nu. À part la domesticité de M. Bour, nous étions quatre familles arabes dans le quartier.
                                                   
LES AUTRES FAMILLES ARABES DU QUARTIER

Il y avait d'abord celle des « mtourizi », les B., la si curieuse famille des naturalisés. Trois garçons et deux filles aux noms pittoresques. La famille vivait dans un deux pièces donnant sur un patio commun à plusieurs autres habitants, tous Européens. Il y avait ensuite celle d'un chauffeur de colon ; elle comprenait, outre les parents, un garçon de mon âge -S.- et une fille, un peu plus âgée, belle comme ce n'est pas permis. Cette famille vivait elle aussi dans un patio d'Européens, en face et légèrement en contrebas de chez nous. S. ne jouait qu'avec ses voisins européens et longtemps n'eut jamais un regard pour moi. Il y avait enfin une famille dont je découvris qu'elle nous était apparentée : l'un des siens était, en effet, rien moins que le mari de ma sœur aînée, Kheïra. C'était des gens aisés qui possédaient quelques hectares de terre et, surtout, étaient propriétaires du seul hammam du village. Le bain maure -l'appellation d'époque- était une source de revenus stable et confortable. Les Arabes étant, pour des raisons d'abord religieuses, très soucieux de l'hygiène corporelle, le hammam était une institution vitale pour eux. Par ailleurs, l'établissement faisait office d'hôtel pour les indigents, les chemineaux et les ouvriers saisonniers, très nombreux à la période des vendanges, qui pouvaient y passer la nuit contre une modique somme. 

Curieuse famille ! le père et son fils -issu d'un premier mariage- étaient mariés à deux sœurs et habitaient ensemble. Certains les prenaient pour des frères ayant épousé deux sœurs, ce qui était relativement fréquent, en tout cas pas extraordinaire. Or il s'agissait bien d'un père et de son fils, cas de figure rarissime. Le fils avait trois enfants, dont un garçon qui me dépassait d'une année. Le garçon -appelons-le M.- pour essayer d'apporter quelque clarté dans cet embrouillamini- appelait son grand-père « Papa » et son père, par son prénom. De même, sa grand-mère était sa maman et sa vraie mère, il l'appelait par son prénom. Au début, je n'y comprenais rien. (Et même maintenant, dans le grand âge, je n'arrive pas à comprendre comment un père et son fils peuvent épouser deux sœurs.) Cela dit, comme mon beau-frère était l'un des quatre frères du père -qui était donc le grand-père de M.- ce dernier et moi étions fatalement amenés à nous fréquenter. 

Cette famille était, je l'appris plus tard, originaire de mon douar. Le grand-père et son fils l'avaient quitté bien longtemps avant nous ; je présume qu'ils sont passés d'abord par un village situé non loin de la ville de Sidi-Belabbès, Baudens, où ils ont pris femmes. En effet, M. me rebattra tout le temps les oreilles avec ce nom, qu'il prononçait « Boudanès » dont, affirmait-il, sa famille était originaire. Car, il n'était pas question pour lui de reconnaître qu'ils étaient des M'saada ! Et de fait, jamais M. ne le reconnut. Quant à moi, je découvrais mon malheur d'être né au M'saada. Ce fut d'abord par M. que j'appris qu'en tant que « fils de Badissi », je n'avais aucune illusion à me faire quant à la possibilité de nouer des liens de camaraderie dans le village. Les Badissiya -disciples de Benbadis- passaient pour de solides mécréants aux yeux de ceux du village ! Combien de fois ne me jettera-t-on pas à la face, horrifiés, que mon père était un destructeur de marabouts (mausolées érigés un peu partout à la mémoire des charlatans qui excipaient de pouvoirs miraculeux) ? De fait, les Badissiya avaient fait de la lutte contre la superstition et la charlatanerie l'une des pierres d'angles de leur programme de réforme morale. Quand je côtoierai, à l'école, mes congénères arabes du village et du Graba, je découvrirai combien ils étaient superstitieux et crédules et combien moi j'étais à mille lieues de cette mentalité. 

MONSIEUR ROBERT 

Un jour que je jouais, comme à mon habitude, tout seul dans la rue, juste devant le portail de notre maison, notre voisin direct -il habitait la maison qui nous faisait face- vint à passer. Il s'arrêta à ma hauteur et me parla. Je ne comprenais pas ce qu'il disait, n'entendant que l'arabe comme toute ma famille, du reste. Mais l'homme me tendait la main -dont un des doigts manquait à l'appel- et semblait insister ; je la saisis et il m'entraîna chez lui. Nous prîmes l'escalier et montâmes au premier étage ; la cuisine donnait sur une terrasse où jouaient deux petites filles, dont l'une devait être de mon âge. Je compris que l'homme me proposait de jouer avec ses filles. Il ressortit, nous laissant à nos poupées ! C'est ainsi que mes premiers camarades de jeu du village furent les filles de M. Robert, l'instituteur, notre voisin, qui sera mon maître au CE1. Un homme d'une délicieuse gentillesse.