braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

samedi 30 novembre 2013

CE QUE PENSER VEUT DIRE

Israël est-il un État colonial ? Non.
Israël est-il une colonie de peuplement ? Non.
Israël est-il un État d'apartheid ? Non.
Israël est-il un État sioniste ? Non.
La solution à deux États (palestinien et israélien) est-elle possible ? Oui, à condition que les deux États soient juifs.

Voulez-vous savoir pourquoi il est répondu négativement à toutes ces questions ? Lisez le texte décapant de Gilad Atzmon, ci-dessous. Vous y apprendrez ce que penser veut dire et ce que courage intellectuel veut dire.


Vérité et dissimulation en Palestine et ailleurs

Par Gilad Atzmon



"Ce qui suit est le texte du discours que j’ai donné à la Seek, Speak and Spread Truth Conference à Londres samedi dernier 23 novembre 2013.
 
On nous dit que l’Histoire est une tentative de narrer le passé. Mais en réalité, l’Histoire a très souvent peu à voir avec la révélation du passé. Au contraire c’est une tentative orchestrée et institutionnalisée de cacher la honte sous le tapis.
De nombreux textes historiques juifs, par exemple, sont là pour détourner l’attention du fait étrange et tragique qu’au long de leur histoire, les juifs ont réussi à s’attirer une chaîne interminable de désastres. Mais l’histoire palestinienne n’est, de manière générale, pas différente. Après plus d’une décennie de lutte pour la libération, la situation en Palestine est pire que jamais, et pourtant les intellectuels palestiniens, comme nous le verrons plus loin, s’éloignent de toute compréhension possible des circonstances qui ont conduit au désastre en cours.
Bien que les Britanniques aient beaucoup de crimes de guerres accolés à leurs noms, le British Imperial War Museum a décidé d’allouer un étage entier à l’holocauste juif au lieu de présenter un des génocides made in Great Britain. Les Britanniques, tout comme n’importe qui, préfèrent dissimuler leur honte.
Les comptes historiques sont généralement là pour refouler la vérité et cacher notre honte. Cependant, il est loin d’être aisé de savoir qui est en charge de ces comptes, qui décide de ce qui doit être étouffé et quel chemin doit être pris pour cacher la vérité.
Apparemment, la restriction de la terminologie et la limitation de la liberté d’expression grâce au politiquement correct sont probablement parmi les méthodes les plus usitées. Malheureusement, le discours de solidarité avec la Palestine est dans cette optique un précédent spectaculaire.
Un bref examen de chacun des piliers terminologiques et des principes qui modèlent notre vision du conflit, de son histoire et de ses solutions potentielles révèle qu’ils existent pour dissimuler les causes, idéologies et systèmes de pensée évidents qui sont à la base des crimes au Moyen-Orient en général et en Palestine en particulier.
 
Mise au point
Nous allons à présent examiner minutieusement la terminologie et les notions qui sont impliquées dans le débat sur la Palestine et exposer une nouvelle fois la nature trompeuse qui est malheureusement intrinsèque au discours progressiste contemporain.
Le sionisme – Les membres du mouvement de solidarité avec la Palestine sont tenus d’éviter le mot en « j » et d’utiliser à la place le mot « sionisme ». J’ai récemment révélé qu’Ali Abunimah, un de mes actuels détracteurs en chef, m’avait conseillé quelques années auparavant de faire référence à Sion quand je pense à juif pour que lui et moi « puissions trouver une base pour un grand terrain d’entente »… En fait Abunimah n’était pas seul. Jewish Voice for Peace m’avait approché avec une offre similaire à peu près au même moment.
La vérité sur ce sujet est que la politique israélienne a peu à voir avec le sionisme. Les Israéliens sont à peine au fait de l’idéologie sioniste, n’étant pas non plus concernés ou motivés par la praxis sioniste. Le sionisme est largement un discours de la diaspora juive, qui se promet d’établir un foyer national juif en Palestine et de civiliser le juif par le nationalisme. Israël est évidemment le produit du projet sioniste ; cependant, les Israéliens se voient eux-mêmes comme des sujets post-révolutionnaires – ils ont transformé le rêve sioniste en une réalité pratique.
En conséquence, la critique du sionisme en soi touche à peine les Israéliens ou la politique israélienne. Tout au contraire, elle détourne l’attention des crimes qui sont commis par l’État juif au nom du peuple juif.
Mais alors, pourquoi utilisons-nous le terme sionisme au lieu de se référer au pouvoir juif, à la politique juive ou à l’État juif ? C’est simple : nous ne voulons pas offenser les juifs « antisionistes » et les juifs en général. Nous choisissons consciemment de permettre à Israël de se tirer d’affaire. Apparemment nous préférons largement cibler un objet imaginaire et fantasmatique qui ne représente presque rien plutôt que de simplement appeler un chat un chat.
Le colonialisme – Les activistes solidaires de la Palestine sont supposés enchaîner leurs phrases avec différentes permutations du mot « colonial » dans l’espoir que plus ils l’utilisent plus il y a de chances que finalement il finisse par passer. En conséquence, les activistes et les intellectuels parlent couramment d’Israël et du sionisme comme d’un « projet colonial ». Mais ils ont évidemment tort.
Le colonialisme se définit traditionnellement par un échange matériel clair entre une « mère patrie » et une nation colonisée. Israël est sans aucun doute une colonie, cependant personne ne peut dire qui était ou est exactement sa mère [1].
Alors pourquoi parlons-nous d’Israël et du sionisme comme d’un projet colonial ? C’est simple : cela nous évite d’admettre que le projet national juif est en effet un projet unique, sans précédent dans l’Histoire. Cela nous évite d’admettre que nous ne comprenons pas ce projet ni ses objectifs. La Gauche et les soi-disant « juifs antisionistes » se cramponnent au paradigme colonial parce qu’il place Israël et le sionisme dans un modèle qui leur est quelque peu familier, eux et leur public. Le paradigme colonial suggère que le projet national juif est aussi malveillant que le colonialisme français ou britannique. Mais la terrible vérité est que nous avons affaire à une forme unique de projet nationaliste raciste et violent.
La colonisation de peuplement – Durant les dernières années, un nouveau baratin terminologique a émergé dans les rangs du mouvement de solidarité avec la Palestine, à savoir « la colonisation de peuplement ». Je suppose que ma critique du paradigme colonial a secoué quelques-uns des soi-disant intellectuels progressistes et « antisionistes », et ils furent poussés à réviser leur récit narratif. Leur effort fit naître un nouveau bébé théorique déformé et dysfonctionnel. Mais malheureusement, la « colonisation de peuplement » n’explique elle non plus pas grand chose. C’est plutôt une tentative désespérée de dissimuler encore davantage le projet national juif.
La colonisation de peuplement se réfère à une situation dans laquelle la super-puissance A facilite la colonisation par le groupe ethnique B d’une terre C. Un tel évènement peut éventuellement conduire à des conséquences violentes pour la population indigène D.
Mais le problème est le suivant. Ce scénario historique A-B-C-D n’a rien à voir avec le sionisme, Israël ou le conflit israélo-palestinien. En réalité, c’était les sionistes (B) qui ont en fait persuadé la Grande-Bretagne, à l’époque une super-puissance (A), que l’établissement d’une patrie juive en Palestine (C) était la voie à suivre. C’était aussi la promesse des sionistes (B) à pousser l’Amérique à rentrer dans la première guerre mondiale qui a conduit lord Balfour à faire adopter la cause sioniste à l’Empire britannique (A). En clair, au lieu d’une chronologie A-B-C-D, en ce qui concerne le sionisme on remarque davantage une chronologie B-A-C-D. C’est le groupe ethnique B qui pousse la super-puissance A à agir en sa faveur.
Mais ensuite nous pouvons nous demander comment il se fait que les activistes solidaires de la Palestine tels que Ben White mentent consciemment lorsqu’ils parlent d’une « colonisation de peuplement passée et présente ». Malheureusement White n’est pas seul, la liste des universitaires et intellectuels qui participent à la diffusion de ce récit erroné est assez impressionnante.
Pourquoi nous trompent-ils, est-ce parce qu’ils sont un tas d’ignorants ? Pas du tout, ils sont en réalité des chercheurs dévoués, ils manquent juste d’intégrité intellectuelle, et ils en manquent sévèrement.
Diffuser le récit de la « colonisation de peuplement » est opéré, une fois encore, dans l’intention de détourner l’attention du fait embarrassant que déjà, en 1917, le lobby juif faisait partie des lobbies les plus puissants de la planète. Un tel aveu pourrait facilement heurter de nombreux juifs dans le mouvement de solidarité avec la Palestine. De toute évidence, nous ne voulons vraiment offenser personne d’autre que l’intelligence elle-même.
L’apartheid – Les activistes solidaires de la Palestine sont enclins à parler d’Israël comme d’un État d’apartheid. Ils permettent de manière évidente à l’État juif de se tirer d’affaire. L’apartheid se définit couramment par un système d’exploitation basé sur des considérations racialistes. Mais Israël ne conduit pas un apartheid, il n’est pas intéressé par une exploitation. Israël est bien pire, il veut faire partir les Palestiniens. Israël se fonde sur le nettoyage ethnique mû par une logique nationaliste racialiste. Dans cette optique, Israël est très similaire à l’Allemagne nazie. Mais c’est très exactement l’équation que nous sommes censés ne pas voir puisqu’elle peut heurter les juifs et même embrouiller la Gauche.

Le débat sur la solution à un/deux États – La philosophie derrière la « solution à un État » est évidemment éthique et universelle. Mais il y a un léger problème. Elle ne trouve aucun partenaire ou supporteur politique au sein de la société israélienne. Pourquoi ? Parce qu’Israël est l’État juif et la notion de paix est totalement étrangère à Israël et à la culture juive. Le mot « Shalom », qui est couramment traduit par « paix », « réconciliation » et « harmonie », est compris en hébreu comme « la sécurité pour les juifs ».
En conséquence, il était très embarrassant de lire le célèbre intellectuel palestinien Joseph Massad faire une erreur grossière en interprétant le mot « paix » de manière erronée dans le contexte de l’idéologie sioniste et de la politique israélienne.
Dans un récent article nommé « La Paix est la Guerre : la colonisation de peuplement israélienne et les Palestiniens », Massad a écrit : « Faire la guerre pour la paix est tellement intrinsèque à la propagande sioniste et israélienne que l’invasion du Liban par Israël en 1982, qui a tué 20 000 civils, fut appelée l’“opération paix en Galilée”. »
Si Massad avait suffisamment étudié la question il aurait probablement trouvé que, en ce qui concerne les Israéliens, l’opération Shlom Ha-Galil voulait en réalité dire « sécurité » en Galilée plutôt que « paix en Galilée ». Massad aurait pu éviter cette bourde intellectuelle s’il avait lu Quel Juif errant ? plutôt que d’essayer d’incendier ce livre, dont il se trouve que l’auteur approfondit ce sujet de manière occasionnelle.
Les Israéliens supporteraient la solution à un État si celui-ci était l’État juif. Comme Paul Larudee l’a récemment suggéré, les Israéliens supporteraient aussi la solution à deux États si ces derniers étaient deux États juifs. Cependant la seule question qui me taraude est, pourquoi est-ce qu’un bloggeur palestinien tel qu’Ali Abunimah dévierait de sa voie pour nous empêcher d’observer la culture tribale et raciste qui motive l’État juif ?
Est-il possible que certaines des célèbres voix palestiniennes ne veuillent pas elles aussi choquer les Juifs ? Je vous laisser en juger.


La Cause palestinienne
Est-ce réellement le droit au Retour ? ou 1948 ? J’ai été convaincu pendant de nombreuses années que la Nakba était au cœur de la tragédie palestinienne. Mais ensuite le fait de suivre la politique du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions des biens, de la culture et du monde universitaire israéliens) m’enseigna que j’avais pu être induit en erreur.
Quand le mouvement BDS s’est formé en 2005, son premier objectif était de :
1. Mettre fin à l’occupation et à la colonisation (israélienne) de toutes les terres arabes et démanteler le mur de séparation (2005).
Mais ensuite, sans aucun tentative de débattre du sujet publiquement, le siège du mouvement BDS à Ramallah a changé son premier objectif. Il est à présent devenu :
2. Mettre fin à l’occupation et à la colonisation de toutes les terres arabes occupées en juin 1967 et démanteler le mur de séparation.
Des efforts ont été faits pour s’assurer que les organisations palestiniennes soient conscientes de ce changement crucial. Ajouter la date de 1967 a rendu clair que le mouvement BDS acceptait de facto l’existence d’un État juif en Palestine.
Il est assez intéressant que peu de Palestiniens fussent vraiment indignés par l’abandon de la date de 1948 et la reconnaissance d’Israël en tant que tel par le mouvement BDS. Je suppose que son explication est simple. En ce qui concerne les Palestiniens en exil en Occident, 1948 et le droit au Retour ne sont pas les sujets qui importent. J’imagine qu’un tel programme n’est pas guidé par le souci des réfugiés palestiniens au Liban ou en Syrie. Je suppose que les réfugiés à Gaza et Jénine peuvent aussi être scandalisés mais, vu l’état des choses, nous pouvons de toute façon à peine entendre leurs voix. J’imagine que le mouvement BDS est là pour apaiser les « juifs du mouvement » et même les sionistes libéraux. C’est à peine surprenant en considérant le fait embarrassant que le sioniste libéral George Soros qui finance le groupe sioniste J-Street finance aussi le mouvement BDS ainsi que beaucoup d’autres ONG palestiniennes. 
État des lieux
Comme nous pouvons le voir, le sionisme, le colonialisme, la colonisation de peuplement, l’Apartheid, le mouvement BDS et même la solution à un État sont tous des concepts trompeurs et ils sont façonnés pour ne pas offenser les juifs antisionistes et même les juifs en général. Ce fait politique surréaliste et macabre explique pourquoi le mouvement de solidarité avec la Palestine a échoué à tenir sa promesse sur tous les fronts sans exception, excepté bien sur un front : avec le soutien de sionistes libéraux tels que Soros, le mouvement de solidarité avec la Palestine est à présent une petite affaire industrielle qui réussit plutôt bien à se maintenir en place. Le résultat absurde est que l’industrie émergente de solidarité avec la Palestine profite en réalité de l’intensification constante de la crise en Palestine – plus la situation sur le terrain se détériore, plus cette industrie pompe de financement.
Je suppose que si nous voulons saisir le sens de cette constante régression, la dissimulation et le refoulement sont évidemment les mots-clefs.
La dissimulation et le refoulement conduisent à l’immobilisme. C’est exactement ce que nous voyons en Palestine et depuis un certain temps – un siècle de lutte qui a conduit à un échec complet. Le mouvement de solidarité avec la Palestine est maintenant plus éloigné que jamais de la compréhension du sionisme, d’Israël et du conflit. Le soi-disant « mouvement » est englué dans un marécage terminologique boueux qui entraîne une paralysie intellectuelle et spirituelle.
C’est exactement le point où la vérité et la recherche de la vérité entrent en jeu. Le rôle de l’intellectuel et de l’artiste est de révéler ce qui est caché. De voir en face ce qui fait mal et de creuser l’essence. Cette recherche d’essentialité est similaire au rôle du psychanalyste qui fouille dans le domaine de l’inconscient.
Quand on vient à la Palestine on doit saisir, une fois pour toutes, ce que représente l’État juif. Nous avons à comprendre ce que sont le judaïsme et la judéité. Nous devons appréhender qui sont les juifs, ce qui les unifie et vice-versa. Nous devons apprendre les relations entre ces différentes catégories et le sionisme et c’est seulement là que nous pourrons être prêts à formuler des pensées pragmatiques et pratiques sur le sionisme, l’État juif et ses lobbies. Lorsque nous serons prêts à le faire, nous pourrons aussi comprendre le rôle des groupes réservés aux juifs au sein du « mouvement » de solidarité. Nous pourrons saisir comment ils ont formaté le discours et supprimé la vérité en dominant notre langue et en restreignant nos libertés intellectuelles. Lorsque nous serons familiers avec la culture, l’idéologie et la politique tribales juives, nous pourrons aussi appréhender le rôle du « Shabbat goy », le concierge qui effectue les services que les juifs préfèrent laisser auxgoyim.
Mais notre rôle ne s’arrête pas là. Nous devons aussi comprendre ce que signifie la Palestine. Comment est-il possible que les intellectuels palestiniens régressent au lieu de progresser ? Comment est-il possible que dans les années 1970 les Palestiniens représentaient la première guérilla mondiale, mais plus maintenant ? Que s’est-il passé et pourquoi ? Que veulent les Palestiniens ? Pouvons-nous même parler des Palestiniens ou sont-ils une société fragmentée qui est divisée géographiquement, culturellement, spirituellement, politiquement et idéologiquement ? Et s’ils sont divisés, qui les maintient dans cette division ? Y’a-t-il quoi que ce soit qui puisse les unir ?
Je crois que la politique juive progressiste associée à la gauche non-dialectique sont à blâmer pour ce désastre politique et cette impuissance terminologique. Nous avons affaire à un dispositif de dissimulation qui abandonne le futur juste pour entretenir un écho lointain d’une idéologie du XIXe siècle en pleine déliquescence. Il est là pour alimenter l’oubli de l’Être. Il est là pour nous maintenir à distance de la réalité tragique que nous vivons au moyen d’un refoulement intellectuel et spirituel.
Quand le Orwell de 1984 écrivit à propos de la « novlangue », il avait en tête la Grande-Bretagne. Il avait anticipé l’impact accablant des soi-disant esprits progressistes qui l’entouraient. Il pouvait prédire où les gardiens du politiquement correct allaient peut-être nous conduire. Et – il y a une raison à cela – il fit d’Emmanuel Goldstein la fausse icône dissidente imaginaire.
Le message que je voudrais vous faire passer aujourd’hui est simple : la vraie libération est la capacité d’apprendre à penser, d’apprendre à être intrigué et furieux. La libération consiste à dévoiler ce qui est caché, à penser et re-penser, à considérer, re-considérer, et réviser. Penser c’est viser l’essence, au cœur des choses, au niveau catégoriel. Penser c’est être capable de distinguer entre les symptômes et la maladie. Se libérer c’est couper les ponts de manière compulsive et passionnée et en supporter les conséquences. Se libérer c’est poursuivre la vérité sans relâche. C’est à ce moment exact que la douleur devient satisfaction."




mardi 26 novembre 2013

ORAN 5 JUILLET 62 : TEMOIGNAGE D'UNE HABITANTE DU DERB


Le quotidien Le Monde et son site électronique lemonde.fr ont publié, à l'occasion du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, une série de témoignages de simples citoyens. Celui que je m'autorise à reproduire ici est celui de Madame Claire Benkimoun, recueilli par son fils Paul Benkimoun. Mme Benkimoun habitait le Derb, le quartier juif d'Oran; ce qu'elle a vu ce 05 juillet 1962 corrobore à maints égards mon propre témoignage et celui de centaines de simples gens qui n'ont pas, eux, les moyens de se faire entendre. C'est, au demeurant, le devoir des historiens institutionnels de collecter et de confronter ces témoignages vivants au lieu de s'en tenir, paresseusement et prudemment, au ressassement des "vérités d'évidence". (Les historiens qui sacrifient à ce "principe" d'évidence cartésien seraient mieux avisés d'écouter Leibniz : « Descartes a logé la vérité à l'hostellerie de l'évidence mais il a oublié de nous en donner l'adresse ».) Ce que relate Mme Benkimoun suffit en soi à disqualifier le discours des semeurs de discorde qui n'ont pas fini de ruminer la haine des Arabes qui est décidément leur carburant.



Oran, 5 Juillet 1962 : "C'était la débandade"

Le Monde.fr | 05.07.2012 à 18h18 •

Signés les 18 mars 1962, les accords d'Evian consacrent le cessez-le-feu en Algérie. L'année 1962 aura été l'une des plus meurtrières de la guerre d'Algérie, tant les différents acteurs - Organisation armée secrète (OAS), Front de libération nationale (FLN) et services spéciaux - se seront livrés à une surenchère de violence. Dans ce contexte, les premiers jours du mois de juillet 1962 restent gravés dans la mémoire de ceux qui ont connu de près ou de loin la guerre d'Algérie et particulièrement le 5 juillet, qui a été marqué par des massacres à Oran.


"Je m'appelle Claire Benkimoun. J'ai 84 ans. J'habitais à Oran, au 23 boulevard Joffre [aujourd'hui boulevard Maata Mohamed El Habib. Il constituait la limite orientale du quartier juif], près de la Place d'Armes [place du 1er Novembre 1954] et de la mairie. J'étais à Oran le 5 juillet 1962 et je peux témoigner sur des faits qui se sont produits dans mon quartier et sous mes yeux.

Nous sommes une famille qui habitait Oran depuis de très nombreuses années avant la conquête de l'Algérie par la France. Je possède des papiers indiquant que le grand-père de mon mari avait demandé la nationalité française sous Napoléon III.

Au cours de la guerre d'Algérie, le frère aîné de mon mari, Simon Benkimoun, a été assassiné le 8 décembre 1961 par un tueur de l'OAS, qui n'a pas pu être identifié. Nous avons su par certaines personnes que quelqu'un qui habitait le quartier soupçonnait mon mari d'aider le FLN avec son frère Simon, alors que mon mari ne s'est jamais mêlé de politique de quelque côté que ce soit.
La situation était devenue plus difficile, avec de plus en plus d'attentats, d'assassinats... Nous avons vu tuer sous nos yeux aussi bien des musulmans que des Français, qui marchaient dans la rue. J'ai pensé qu'il était plus prudent que mes enfants soient à l'abri en métropole. Mes parents les ont emmenés à Paris le 8 février 1962. Je suis donc restée à Oran avec mon mari, qui était fonctionnaire aux impôts.
partir de mars 1962, la plupart des résidents de l'immeuble où nous habitions, comme dans tout le quartier, avaient quitté Oran. Dans notre immeuble, sur onze logements, ne restaient plus que le gardien, un locataire et nous. Malgré les attentats, la vie semblait plus calme. Nous sortions avec des cousins encore présents à Oran, nous allions à la plage et nous n'avons jamais été inquiétés.
Le 1er juillet 1962 a été organisé un référendum sur l'indépendance de l'Algérie. Nous avons été voter rue Léoben [rue Houari Lakhdar]. Les bureaux de vote étaient situés dans les bains maures [hammam], l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. L'indépendance a été proclamée le 3 juillet.
Le 5 juillet, mon mari était allé travailler comme d'habitude. Vers 10 heures, j'ai entendu du bruit dans la rue. Je suis allée au balcon et j'ai vu un défilé de personnes qui fêtaient l'indépendance, qui chantaient, qui dansaient. Il y avait des enfants, des femmes. C'était la fête. J'avais l'impression d'être au carnaval de Rio. 
Sur le balcon de l'immeuble mitoyen se tenait le fils d'une cousine, Paul Benichou. Nous plaisantions et je lui ai dit : "Paulo, en France, ils doivent se demander ce qui se passe et nous nous sommes tranquilles au balcon à regarder le défilé..." C'est là que j'ai regretté de ne pas avoir une pellicule dans la caméra pour filmer la manifestation et pouvoir la montrer.
Mon mari est rentré plus tôt que d'habitude et m'a dit : "Cet après-midi, nous avons congé." Il était passé à la poste centrale où nous avions une boîte postale car le courrier n'était plus distribué.
Nous avons continué à voir le défilé ensemble. Tout le boulevard Joffre était noir de monde. Ce boulevard conduisait directement à la Place d'Armes [où un rassemblement avait lieu pour hisser le drapeau de la nouvelle Algérie sur la mairie]. C'était l'itinéraire naturel venant de la partie musulmane de la ville qui était appelée le "Village nègre" [aujourd'hui " Ville nouvelle ", c'était le quartier d'Oran à majorité musulmane, situé au sud de la ville].
Léon Tabet, un de nos cousins qui vivait avec sa mère qui avait 98 ans, est passé nous voir, car leur courrier arrivait à notre boîte postale. Nous étions en train de parler lorsque nous avons entendu des coups de feu. Nous avons vite fermé les persiennes de la pièce où nous nous trouvions et c'est à travers elles que nous avons suivi ce qui se passait dans la rue.
C'était la débandade. Les femmes qui criaient, les hommes qui couraient, on tirait les enfants par la main. Il y en a même qui ont abandonné leurs chaussures. Les coups de feu sont partis des terrasses des immeubles avoisinants. Les immeubles du quartier n'avaient pas de toit mais des grandes terrasses, où il y avait des lavoirs.
Mon mari m'a dit : "Je vais aller chercher la radio dans la chambre pour écouter s'ils donnent des informations sur ce qui se passe." Cette pièce donnait elle aussi sur le boulevard. Au moment où il ressortait de la chambre, il y a eu une rafale de mitraillette qui a été tirée sur lui et il a eu juste le temps de s'abriter dans le couloir. Après coup, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait au moins quatre ou cinq impacts de balles sur toute la hauteur de la fenêtre. Les vitres et la crémone était cassée. Une balle est allée se ficher en bas dans le lit. Une autre est allée dans une autre chambre de l'autre côté du couloir. Une autre a ricoché sur le mur et a frappé l'armoire. C'étaient des trajectoires qui ne pouvaient provenir de tirs à partir de la rue, mais uniquement du toit de l'immeuble en face du nôtre. Toutes les personnes qui ont vu les impacts de balle nous ont confirmé ce point. Mon mari avait fait la seconde guerre mondiale et avait des connaissances sur les armes.
A travers les persiennes, nous avons vu une voiture cernée par la foule, qui a fait descendre l'homme qui la conduisait. Il était accompagné d'un enfant qui est resté dans la voiture. A ce moment un policier ou soldat de l'ALN [Armée de libération nationale] est arrivé en courant. Il a sorti son pistolet et a tenu en joue les manifestants. Il a fait remonter le monsieur dans sa voiture qui a pu repartir.
Notre gardien et sa femme, dont l'appartement donnait de l'autre côté, sur une petite rue parallèle au boulevard, nous ont proposé de nous mettre à l'abri chez eux. Notre gardien, qui était un Espagnol antifranquiste émigré en Algérie et membre du Parti socialiste, possédait un laissez-passer du FLN et un autre de l'OAS... Il nous a dit qu'avec lui, nous serions en sécurité. C'est lui qui nous a raconté que le gardien de l'immeuble d'en face, membre de l'OAS, lui avait demandé des renseignements sur mon mari et qu'il le suivait pendant un moment quand mon mari allait à son travail. Notre gardien lui a dit : "Cet homme ne se mêle pas de politique. Je réponds de lui." Nous n'avions pas de certitude, mais le tir qui visait mon mari est parti du toit de l'immeuble dont ce membre de l'OAS était le gardien...
Notre cousin Léon nous avait quittés pour rentrer chez lui et retrouver sa mère. Il était descendu dès les premiers coups de feu. Le soir, en se parlant avec des voisins d'un balcon à l'autre, j'ai été prévenue qu'il n'était pas rentré à son domicile. Le lendemain, il n'avait toujours pas donné signe de vie. La ville était partagée en deux secteurs, l'un où nous habitions qui était sous l'autorité de la police du FLN et l'autre à majorité européenne placé sous la protection des gardes mobiles français. Il paraît qu'il n'y avait plus qu'une centaine de policiers du FLN pour assurer la sécurité dans notre quartier.
Mon mari a continué d'aller travailler régulièrement. Les trois membres de notre famille qui vivaient dans l'autre secteur de la ville, n'ont pas voulu que je reste seule dans notre logement et nous sommes allés les rejoindre dès le 6 juillet dans leur appartement, car leur quartier semblait plus sûr. Tous les matins, cependant, mon mari m'accompagnait jusqu'à notre appartement du boulevard Joffre où je préparais notre futur déménagement.
Le lendemain de la disparition de notre cousin, nous nous sommes rendus, avec les autres membres de notre famille, au commissariat central pour essayer d'avoir des informations. Nous avons été très correctement reçus. D'ailleurs le commissaire que nous avons vu était déjà dans la police avant l'indépendance. Mais, il n'y avait aucune nouvelle de notre cousin Léon.
Nous nous sommes ensuite rendus au lycée Ardaillon, qui était occupé par l'ALN. Là, on nous a indiqué qu'on ferait des recherches. Nous avons appelé les hôpitaux sans plus de succès. Nous avons appris que des personnes avaient été assassinées notamment boulevard Gallieni [boulevard de la Soummam], mais je n'avais rien vu de là où nous étions.
Nous avons su qu'un monsieur avait été tué dans un immeuble derrière chez nous. D'après ce qu'on nous a dit, il avait chez lui une tenue militaire et des gens ont pensé que c'était un militaire français alors qu'en fait c'était un homme déjà âgé qui avait son uniforme de la territoriale [les Unités territoriales étaient composées de réservistes français].
Petit à petit, nous avons eu des détails et avons appris qu'il y avait eu des gens tués, enlevés... Même si parfois, les rumeurs étaient fantaisistes. Ainsi, un rabbin était censé avoir été décapité et ses assaillants avoir joué au football avec sa tête sur la place d'Armes ! Ma mère l'a ensuite vu à Paris, tranquillement assis au Brébant, le café des Grands Boulevards où se retrouvaient les Oranais...
Nous sommes restés avec l'idée que notre cousin avait été enlevé et tué. Un samedi après-midi, un mois après le 5 juillet, alors que nous faisions la sieste, nous avons entendu un coup de sonnette tonitruant. J'ai voulu aller ouvrir mais, par précaution, le cousin chez qui nous étions n'a pas voulu que j'y aille. Il a ouvert la porte et nous avons découvert Léon Tabet, l'air triomphant, malgré sa chemise et son pantalon douteux. Il nous a raconté ce qui lui était arrivé.
Juste en sortant de notre immeuble, il a été pris à parti par des manifestants qui l'ont battu. Un policier algérien est arrivé. Il l'a dégagé et a vu qu'il était blessé. Il l'a fait conduire à un dispensaire que des religieuses tenaient au Village nègre. Il y est resté quelques jours. C'est pour cela que nos démarches auprès de l'hôpital dans les jours qui ont suivi le 5 juillet étaient restées vaines. Les religieuses se sont rendu compte que son état nécessitait des soins plus importants. Elles l'ont donc fait transporter à l'hôpital. Mais, à ce moment-là nous avions arrêté nos recherches.
A l'hôpital, les médecins ont constaté que Léon avait une fracture du bras et de la clavicule. Il a été opéré par un chirurgien algérien et il est resté hospitalisé pendant un mois jusqu'au moment où on lui a dit qu'il devait quitter l'hôpital. Il est donc parti comme il était, en pyjama. Un parent avait accompagné sa mère en métropole vers le 20 juillet. Il ne l'a donc pas trouvée en rentrant à leur domicile.
Il est allé dans l'immeuble où j'habitais, mais n'a trouvé personne. Il s'est rendu dans l'immeuble d'à côté où habitait ma grand-mère, qui était déjà partie mais où il connaissait des locataires. Là, une dame lui a appris que nous étions chez notre cousine. Elle lui a donné de l'argent pour qu'il aille chez le coiffeur, car il avait une barbe d'un mois, et lui a également donné une chemise et un pantalon, ceux avec lesquels nous l'avons retrouvé. Il a rencontré un ami de notre famille qui l'a accompagné jusqu'à nous.
Nous avons contacté le consulat français qui avait été tout récemment créé. Comme nous devions partir, nous ne voulions pas le laisser seul. Le consulat français l'a pris en charge et l'a rapatrié en métropole où il a été installé dans une maison de retraite de l'armée.
Avec la population musulmane, nos rapports étaient très corrects. Ma femme de ménage, qui était musulmane, avait cessé de venir car à deux ou trois reprises, elle avait été suivie par des petits jeunes du quartier qu'on voyait armés de grands couteaux. Elle est revenue, une fois l'indépendance proclamée. Cinquante ans après, j'ai enfin eu l'occasion de la revoir, car elle est venue à Paris et m'a rendu visite.
De même, j'ai continué à aller chez un marchand de légumes musulman. Je n'ai pas rencontré d'animosité. Dans mon quartier, le 5 juillet, j'ai vu des gens qui étaient venus pour fêter l'indépendance. Je suppose que s'ils avaient eu l'intention de venir pour tirer sur des gens, ils n'auraient pas emmené des enfants et des femmes. Pendant au moins deux heures, les manifestants ont défilé dans le calme et sans agressivité. Ils ne regardaient même pas les balcons. Je sais qu'il y avait un autre défilé au boulevard du 2e Zouave [boulevard Hamou Boutlélis] qui aboutissait à l'ancienne rue d'Arzew, qu'on appelait rue du Général Leclerc [rue Larbi Ben Mhidi], où commençait le quartier "français". Je ne sais pas ce qui s'y est passé. 
Après l'indépendance, un collègue musulman de mon mari lui a proposé de resteen Algérie en lui indiquant qu'il pourrait avoir un poste important dans son service. Mon mari n'a pas donné suite. Il n'était pas question de rester alors que nos enfants étaient en métropole.
Beaucoup de collègues non musulmans de mon mari étaient partis en métropole et n'avaient pas repris leur poste. Mon mari était en congés d'été à partir du 15 août et nous avions prévu d'aller à Paris. C'est ce que nous avons fait, le 11 août 1962. Quand, une fois à Paris, nous avons raconté ce dont nous avions été les témoins, certaines personnes nous croyaient, d'autres avaient l'air de trouver que nous étions favorables au FLN. Nous avons pourtant uniquement décrit ce que nous avions vu."
Propos recueillis par Paul Benkimoun.


vendredi 8 novembre 2013

LA MAMAN ET LA JUSTICE


 
Oran : lycée Lamoricière

A l'occasion de la célébration du centenaire de la naissance d'Albert Camus, je remets en exergue cet article dans lequel je rapportais une anecdote significative de mon année de philo. La petite histoire a évidemment à voir avec Camus. Mais l'article avait surtout pour visée de rendre hommage à mon professeur de philosophie, M. Yves Vié le sage. Il a été publié par le journal LE MONDE, daté du 09 janvier 2010, sous le titre : "FALLAIT-IL PRÉFÉRER SA MÈRE À LA JUSTICE OU AFFRONTER LES ULTRAS DE L'OAS ?"



Le professeur de philosophie parlait de liberté et d'engagement et moi je me disais qu'il n'était pas le mieux placé pour discourir sur des catégories qu'il semblait avoir en exécration : dictant ses cours, cassant et sarcastique, ramenant tout à un bergsonisme invraisemblable, il n'avait pas - c'est le moins que l'on puisse dire - la cote auprès des élèves. Ce jour-là, il demanda inopinément, en regardant vaguement dans ma direction, qu'on - il ne nommait pas sa piétaille - évoquât des noms de penseurs engagés. Je citai Sartre et Camus.

Cela se passait durant l'année scolaire 1960-1961, dans un lycée d'Oran, deuxième ville d'Algérie, dans une classe de terminale philo qui ne comptait que deux Arabes, sous-ensemble étique, certes, dont je faisais partie. Le professeur me foudroya du regard et me dit, sur un ton méprisant : "Savez-vous qu'à l'occasion de la remise du prix Nobel, M. Camus a été pris à partie par un étudiant algérien sur son silence à propos de la guerre qui a lieu ici et que M. Camus a répondu qu'il préférait sa mère à la justice ?"

Je n'en savais rien. Tout avait entretenu mon ignorance jusque-là : l'âge, le confinement de l'internat mais surtout la censure de tout ce qui touchait aux "événements". Censure officielle et censure subjective : ma famille comptant beaucoup de nationalistes morts ou croupissant en détention, elle redoutait que je n'eusse à encourir l'anathème de "famille de fellaghas" qui était déjà notre lot au village natal - et d'abord de la part de certains de nos voisins arabes. J'étais écrasé de honte. Le silence qui suivit la saillie du professeur fut de plomb et dura une éternité. Je me sentais comme livré tout entier à ma propre mort symbolique et le professeur devait veiller à ce que rien ne vînt adoucir le travail de mortification qui était à l'oeuvre chez l'impétrant insensé qui avait perdu une occasion de ne pas l'ouvrir.

La nature exacte de ce qui venait de se produire ne commencera à se dévoiler à moi que quelques semaines plus tard, après que le professeur aura fait un autre écart - un pas de côté - pour dénoncer avec des mots cinglants, et sur une tonalité que nous ne lui connaissions pas, ce qui était arrivé une journée auparavant : la ville, subitement, avait été prise de l'un de ses accès de folie homicide que l'on nommait "ratonnade" et qui la laissait pantelante et ivre de sang. Les lettres de menace, bientôt suivies d'attentats à l'explosif, n'intimidèrent pas l'homme qui prolongea ses diatribes contre les auteurs de ces actes par des articles dans le seul journal capable de les accueillir, Oran républicain, un quotidien de gauche, l'homologue d'Alger républicain.

Je considérais, éberlué, un homme seul défiant et combattant par le verbe ce qui était en train de devenir, à vue d'oeil, une toute-puissante organisation armée qui allait plonger la ville dans un cataclysme. Je compris alors que ma malencontreuse réponse avait servi de prétexte bienvenu à quelqu'un qui avait décidé d'en découdre dans les pires conditions qui se puissent imaginer, simplement parce qu'il n'en pouvait plus de se taire.


Pour le dire autrement, je compris que la chose politique avait fait une entrée retentissante dans le sanctuaire clos et supposé neutre du savoir et ce, par décision de celui dont c'est le devoir de garantir l'étanchéité des "lieux" aux scories du monde extérieur. Et d'un mot, d'un seul, le professeur avait fait de son coup de sabot à Camus une force de dissolution immédiate de tout le théâtre d'ombres par quoi la vérité des choses était travestie : plus encore que le mot "guerre", celui d'"algérien" était le tabou suprême ; or il avait été prononcé et cela valait, ipso facto, reconnaissance d'une appartenance politique propre à un peuple auquel ce droit était encore dénié.

La classe - ce groupe d'élèves unis, bon an mal an, par les nécessités du management pédagogique - ne s'en remit pas ; le professeur cristallisa, en effet, sur sa personne la haine des élèves les plus politisés, ceux que l'on désignait à l'époque par le terme d'ultras. L'émergence de ce petit groupe délimita par effet spontané les contours des autres sous-ensembles : les tièdes, majoritaires et suivistes, les rebelles à l'ordre ultra, les trois qu'il me faut nommer (Joseph, Pierre et Saïman, ces deux derniers me sauveront simplement la vie lors d'une ratonnade) et les deux Arabes que nous étions, élevés maintenant, à nos propres yeux, à la dignité politique d'Algériens.

Cette première chose qu'accomplit le professeur, appelons-la reconnaissance, catégorie par laquelle advient généralement l'atomisation des fantasmes unicitaires.

Mais par son rejet du paralogisme fallacieux de l'écrivain - présentant sous la forme d'une disjonction exclusive, ou ma mère ou la justice, ce qui n'était que l'aveu candide qu'il ne pouvait imaginer pour sa mère d'autre statut que celui que lui garantissait l'oppression d'un peuple -, notre professeur nous disait quelque chose que je compris comme ressortissant à l'essence même de la vie : il faut oser penser contre "la mère" justement, contre l'ordre de la tribu, contre l'ordre du sang.

Cette seconde chose-là, appelons-la, comme le poète, "la petite voix qui dit non", ou bien comme le philosophe, principe de négativité, pour célébrer la divine puissance du négatif (et aussi, je l'avoue, pour donner quelque chose en pâture à mon surmoi hégélien).

La leçon de mon professeur se dégageait, maintenant, dans l'éclat du concept : pour avoir été incapable de consentir au négatif, pour avoir craint de se hisser sur ses sommets solitaires, Camus se fermait les voies de la reconnaissance de l'autre par quoi l'on est humain. Et la formule peut aussi se lire dans le sens inverse.

Et voyez comme vont les choses : c'est au moment précis où l'on feint de débattre de l'image de soi pour mieux stigmatiser ceux que l'on accuse de ne pas avoir renoncé à l'ordre et aux oripeaux de la tribu, que l'on élève Camus - cet homme qui n'a pas renoncé à l'ordre de sa tribu - au rang de totem national.

Ces temps, décidément, sont scélérats qui voient le Barnum indécent de ceux qui sont revenus de tout, de ceux qui ont renié tout et son contraire, de ceux qui n'attendaient qu'un alibi solide pour se soustraire à leur simple devoir d'humain, de ceux qui ne rêvaient que de dénoncer les "pièges de l'engagement" pour pouvoir se consacrer - enfin ! - à leur petitesse, s'ébranler pour de fabuleuses ripailles derrière une effigie qui n'en peut mais, certes, mais qui aurait dû y penser.

Voilà pourquoi, dès que j'entends "Camus", je dégaine mon prof de philo, l'homme qui m'a appris ce qu'être un homme veut dire, l'homme qui a rendu à jamais impossible que je puisse devenir ségrégationniste ou rentier d'une culture de la dette et/ou de la haine à l'endroit d'un pays et d'une nation qui m'auront autant mutilé que régénéré.

Mais j'allais oublier : au mois de juin, après avoir passé la dernière épreuve du bac et alors que j'attendais dans la cour d'honneur le moment propice - celui où les groupes de jeunes Européens se disperseraient - pour quitter le lycée et rentrer chez moi, je vis, se dirigeant vers moi, un condisciple ; c'était le chef des ultras de la classe ! Il me dit que je n'avais, désormais, nul intérêt à me trouver en ville (entendons : la ville européenne) et que si cela arrivait et qu'il me rencontrât, il me ferait la peau, lui-même. C'est ainsi qu'il parla, posément, calmement puis il ajouta : "Et voilà pour ton prof !", en me tendant un bout de papier. C'était un tract. Il y était écrit : "Yves Vié-Le Sage, chrétien-progressiste. Condamné à mort". La signature comportait les trois lettres de l'entreprise de l'Apocalypse (OAS, Organisation armée secrète).

vendredi 1 novembre 2013

LE 1ER NOVEMBRE 1954 A-T-IL EU LIEU ?




 À sa sortie de prison (janvier 1955), 'Abane Ramdane, après avoir écouté l'exposé que lui firent Krim Belkacem et 'Amar Ou'amrane sur les attentats du 1er novembre, leur dit, effaré par l'amateurisme et l'impréparation de l'opération : « Mais vous êtes des criminels ! ». L'homme politique cultivé -j'en profite pour verser une pièce au dossier : 'Abdelhamid Benzine m'a dit, un jour que nous évoquions la figure de 'Abane, que ce dernier avait fait ses premières classes à l'UDMA-, le militant civilisé pressentait-il que le peuple algérien paierait très cher cette impréparation qui confine au « Khalat'ha tasfa » (Casse tout, ça se clarifiera après !) populaire ?

En ce jour anniversaire du 1er novembre 1954 -qui a eu lieu il y a 59 ans, rappelons-le pour les généraux de l'armée morte qui craignent encore qu'il ne survienne pas-, il n'est pas inutile de rappeler que l'histoire s'écrit et se réécrit sans cesse, qu'elle n'est jamais achevée, enclose une fois pour toute sur un sens inaugural et définitif. C'est le propre de tout discours scientifique d'être révisable (falsifiable, disait Karl Popper). Autrement dit, l'histoire a une histoire, comme tout discours scientifique, du reste. (Karl Marx faisait remarquer que le seul discours qui n'a pas d'histoire est le discours idéologique.)

Je ressasse ces lieux communs parce que mes écrits et mes réflexions sur la conduite de la guerre d'indépendance algérienne (cf Regarde les colonels tomber, La dame de cœur, Un pays, deux intelligentsias, etc....) m'ont valu des procès en sorcellerie qui ont pris la forme -à chaque fois, ce qui est remarquable- d'un syllogisme expéditif : vous critiquez la façon dont a été menée la guerre côté FLN, donc vous êtes contre le 1er Novembre, donc vous appartenez aux ennemis de la lutte armée, donc au parti de la colonisation -ces familles dites de grande tente (qu'une propagande sommaire et mensongère a démonisées toutes sans exception alors qu'une partie non négligeable d'entre elles a tenu son rang avec dignité. J'en connais personnellement au moins une, les Ould Kadi d'Oran, Frenda et Hassi-el-Ghella, dont plusieurs de ses membres sont mes amis très chers, qui a eu une attitude autrement plus courageuse que ceux qui dressent des attestations d'honorabilité, bien après la bataille.) 

Ainsi, pour avoir avancé une réflexion critique sur l'opération du 20 août 55 (cf La dame de coeur) qui coûta au peuple algérien la mort de 12 000 innocents, exterminés par l'armée française et les milices coloniales, -opération déjà très critiquée en son temps par deux dirigeants prestigieux du FLN, 'Abane et Benmhidi-, je suis devenu ennemi du 1er novembre par le jugement d'un gardien autoproclamé de la mémoire des martyrs, transfuge du PAGS au bénéfice du soi-disant Tahadi ! Mais déjà, un ancien du PAGS m'avait intenté un procès semblable à propos de mon article "Regarde les colonels tomber", dans lequel j'instruisais, de mon côté, un procès à l'ancêtre de la SM -le MALG- pour n'avoir pas su -ou pas voulu ?- protéger les combattants de l'intérieur. Le même procédé a été utilisé, m'accusant d'être contre le 1er novembre !

Le 1er novembre a eu lieu et je ne suis pas spécialement porté sur les exercices absurdes et vains comme réécrire l'histoire ou me poser des questions du genre : Si ma tante en avait eu, on l'aurait appelé mon oncle. Je note, cependant, avec intérêt, que ces anciens du PAGS, sous couvert de défense du 1er novembre (ont-ils seulement conscience de l'absurdité d'une pareille proposition?), sont sur la même ligne de propagande que celle du pouvoir politique algérien dont le coeur, comme chacun sait, est la SM.

Et si j'appliquais, alors, à mon tour, la même déduction syllogistique à mes procureurs et que je leur dise : puisque vous êtes sur les mêmes positions que le système, et que le système est celui de la SM, alors vous êtes les défenseurs de la SM ? Qu'ils se rassurent : je ne le dirai pas parce que je ne suis pas coutumier de la pratique de l'amalgame et j'ai en exécration absolue les techniques des procès de Moscou. Mais d'aucuns pourraient le dire...


Cela étant, le problème réel qui s'est constamment posé au PAGS est celui de la proximité idéologique fondamentale (le culte commun du plébéio-nationalisme, cette puérile glorification de la plèbe devenue le nouveau messie rédempteur) de certains de ses cadres avec les milieux, soi-disant de gauche de l'ANP et de la SM. Au point qu'à une certaine période -c'était dans les années 80-, le parti lança une campagne dite de « concertation » avec les cadres militaires : nous étions conviés à nous rapprocher d'eux et à « nous concerter » avec eux sur l'évolution du pays. On le voit : l'illusion d'une évolution à la cubaine (la transmutation miraculeuse des démocrates-révolutionnaires en marxistes pur sucre) était décidément tenace.

(Je peux témoigner de la réaction de deux chefs de région militaire et membres du CC du FLN, aux sollicitations de camarades du parti : le premier : Ah parce que vous faites confiance à Chadli ? Le second : Laissez tomber et investissez-vous dans l'activité productive. Je rappelle que le PAGS avait appelé à voter pour Bendjedid...)

Ce terrorisme idéologique qui dresse des tabous et trace des limites à la simple réflexion est bien celui auquel nous a habitués le pouvoir despotique et mafieux qui tient l'Algérie dans ses serres de rapace. Force est de constater, hélas, qu'il peut compter sur des forces supplétives -auxquelles il n'a rien demandé, du reste. Personnellement, ce terrorisme n'a pas la moindre chance de m'atteindre, encore moins de m'amener à résipiscence. Je sais d'où il vient, de qui il est l'apanage : des naufragés de l'histoire, de ceux qui ont construit toute leur existence sur un seul paradigme. Cet axe venant à vaciller, les voilà qui perdent leurs repères, niant le réel nouveau et se cramponnant à un passé outrageusement mythifié. Alors, ils sont capables, en effet, de toutes les approximations historiques et des amalgames politiques les plus grotesques. 

Tranquillisons-nous, cependant : rien ne résiste à la marche triomphale du calendrier. Ce que Marx énonçait autrement : "Le communisme est le mouvement réel qui abolit l'état de choses existant".