braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

jeudi 30 mai 2013

OCTOBRE 73 OU LA GRANDE TRAHISON





On le surnommait le « Charlot du Nil », pas seulement à cause de sa moustache mais pour signifier également qu'on ne le prenait pas trop au sérieux. On aurait pourtant dû se méfier ! L'homme, en effet, avait fourni suffisamment de preuves de sa duplicité -pour ne pas dire plus. Qu'on en juge : diplômé de l'académie militaire royale du Caire, Anouar Sadate était issu d'une famille très pauvre du delta, de père égyptien et de mère soudanaise. Il flirtera très tôt avec les Frères musulmans, combattra contre les Anglais, espionnera pour l'Afrika Korps allemand, complotera avec le cercle des Officiers libres pour renverser la monarchie.

Dans l'aréopage dirigeant à l'époque de Nasser, il faisait pâle figure aux côtés des Ali Sabri, Zakaria et Khaled Mohieddine, etc. Pourtant, et contre toute attente, c'est lui qui sera désigné pour succéder au raïs, quand ce dernier décédera brutalement en septembre 1970. Et, en un tournemain, il se débarrassera des deux prétendants dont Nasser disait, en ne plaisantant qu'à demi : j'ai un pro-soviétique à ma gauche (Ali Sabri) et un pro-américain à ma droite (Zakaria Mohieddine). Exeunt Ali et Zakaria.

[ Ouvrons une parenthèse pour signaler que les Algériens ont eu droit à un copié-collé de cet épisode lors dela succession de Mohamed Boukharrouba : un homme de gauche (M.S. Yahiaoui) et un homme de droite (A. Bouteflika) étaient censés s'affronter pour briguer la magistrature suprême. Et c'est un obscur chef de région militaire qui sera désigné, à la surprise du bon peuple. Là comme ici, la ruse se fondait sur une donnée anthropologique indéniable : les peuples arabes sont convaincus que l'islam est la religion du juste milieu et que la meilleure des voies est la médiane (Kheïr el oumour aoussatouha). Dès lors, il suffit de trouver -dût-on les inventer- des extrêmes pour faire passer son candidat pour celui de la juste mesure. Est-ce à dire que le chef de la SM, le colonel Merbah, imitant en cela son chef qui singeait Nasser, se serait inspiré des Moukhabarates pour rééditer la manipulation égyptienne (laquelle était, sans aucun doute, soufflée par la CIA) ? Quoi qu'il en soit, il aurait été mal avisé puisqu'il serait la première victime de celui qu'il venait de faire roi. C'est ce que l'on appelle un retour de manivelle dans les gencives.]

Revenons à Sadate. Après avoir éliminé tous ses rivaux, il s'attaquera à la gauche nassérienne et s'alliera pour cela aux Frères musulmans. Contre lesquels il se retournera quelque temps après. Au milieu, la guerre d'octobre 1973. Au terme de laquelle il chassera les conseillers soviétiques et le chef des armées, Saad-Eddine Chazli. Les soviétiques éliminés, Sadate sera tout nu face à l'État sioniste et aux yankees. Ces derniers plastronnaient et n'hésitaient pas à déclarer qu'ils avaient un homme fort dans l'armée égyptienne : le ministre de la défense, le maréchal Abou-Ghezala. Sadate aurait dû comprendre qu'il était démonétisé aux yeux des yankees. Son élimination ne faisait, dès lors, plus doute. Elle viendra de la main de salafistes qui, l'expérience l'a amplement montré, sont susceptibles de toutes les manipulations imaginables. Tout de suite après cela, on comprendrait pourquoi les yankees claironnaient à tout bout de champ le nom d'Abou-Ghezala : c'était un leurre, une baudruche, destinée à protéger leur véritable homme : Hosni Moubarak.

C'est précisément de la guerre d'octobre 73 que nous parle l'écrivain et journaliste anti-sioniste, Israël Shamir. Le point de départ en est la prise de connaissance par Shamir d'un document élaboré par le célèbre ambassadeur soviétique en Égypte (à l'époque des faits), Vladimir Vinogradov. Explosive et indispensable lecture ! Place à Shamir !


L'histoire secrète de la Guerre de Kippour

« J'ai récemment reçu à Moscou une chemise bleu-marine datée de 1975, qui contenait l'un des secrets les mieux gardés de la diplomatie du Moyen Orient et des USA. Le mémoire rédigé par l'ambassadeur soviétique au Caire Vladimir M. Vinogradov, apparemment le brouillon d'un rapport adressé au Politburo soviétique décrit la guerre d'octobre 1973 comme un complot entre les dirigeants israéliens, américains et égyptiens, orchestré par Henry Kissinger. Cette révélation va vous choquer, si vous êtes un lecteur égyptien. Moi qui suis un Israélien et qui ai combattu les Égyptiens dans la guerre de 1973, j'ai été choqué aussi, je me suis senti poignardé, et je reste terriblement excité par l'incroyable découverte. Pour un Américain cela pourra être un choc.

A en croire le dit mémoire (à paraître in extenso dans le magazine prestigieux Expert de Moscou), Anouar al Sadate, qui cumulait les titres de président, premier ministre, président de l'ASU (Union socialiste arabe, le parti unique), commandant en chef des armées, avait conspiré de concert avec les Israéliens, avait trahi la Syrie son alliée, condamné l'armée syrienne à sa perte, et Damas à se retrouver bombardée, avait permis aux tanks de Sharon de s'engager sans danger sur la rive occidentale du Canal de Suez, et en fait, avait tout simplement planifié la défaite des troupes égyptiennes dans la guerre d'octobre 1973. Les soldats égyptiens et officiers se battirent bravement et avec succès contre l'armée israélienne -trop bien, même, au goût de Sadate, puisqu'il avait déclenché la guerre pour permettre aux USA de faire leur retour au Moyen Orient. Tout ce qu'il réussit à faire à Camp David, il aurait pu l'obtenir sans guerre quelques années plus tôt.

Il n'était pas le seul à conspirer: selon Vinogradov, la brave grand'mère Golda Meir avait sacrifié deux mille des meilleurs combattants juifs ( elle ne pensait pas qu'il en tomberait autant, probablement) afin d'offrir à Sadate son heure de gloire et de laisser les USA s'assurer de positions solides au Moyen Orient. Le mémoire nous ouvre la voie pour une réinterprétation complètement inédite du traité de Camp David, comme un pur produit de la félonie et de la fourberie.

Vladimir Vinogradov était un diplomate éminent et brillant; il a été ambassadeur à Tokyo dans les années 1960, puis au Caire de 1970 à 1974, co-président de la Conférence de Paix de Genève, ambassadeur à Téhéran pendant la révolution islamique, représentant au Ministère des Affaires étrangères de l'URSS et ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie. C'était un peintre de talent, et un écrivain prolifique; ses archives comportent des centaines de pages d'observations uniques et de notes qui couvrent les affaires internationales, mais son journal du Caire tient la place d'honneur, et parmi d'autres, on y trouve la description de ses centaines de rencontres avec Sadate, et la séquence complète de la guerre, puisqu'il l'observait depuis le quartier général de Sadate au moment précis où les décisions étaient prises. Lorsqu'elles seront publiées, ces notes permettront de réévaluer la période post-nassérienne de l'histoire égyptienne.

Vinogradov était arrivé au Caire pour les funérailles de Nasser, et il y resta comme ambassadeur. Il a rendu compte du coup d'État rampant de Sadate, le moins brillant des hommes de Nasser, qui allait devenir le président par un simple hasard, parce qu'il était le vice-président à la mort de Nasser. Il avait aussitôt démis de leurs fonctions, exclu et mis en prison pratiquement tous les hommes politiques importants de l'Égypte, les compagnons d'armes de Gamal Abd el Nasser, et démantela l'édifice du socialisme nassérien..

Vinogradov était un fin observateur, mais nullement un comploteur; loin d'être un doctrinaire têtu, c'était un ami des Arabes et il soutenait fermement l'idée d'une paix juste entre Arabes et Israël, une paix qui satisferait les besoins des Palestiniens et assurerait la prospérité juive.

La perle de ses archives, c'est le dossier intitulé "La partie en jeu au Moyen Orient". Il contient quelques 20 pages dactylographiées, annotées à la main, à l'encre bleue, et il s'agit apparemment d'un brouillon pour le Politburo et pour le gouvernement, daté de janvier 1975, juste après son retour du Caire. La chemise contient le secret mortel de la collusion dont il avait été témoin. C'est écrit dans un russe vivant et tout à fait agréable à lire, pas dans la langue de bois bureaucratique à laquelle on pourrait s'attendre. Deux pages ont été ajoutées au dossier en mai 1975; elles décrivent la visite de Vinogradov à Amman et ses conversations informelles avec Abou Zeid Rifai, le premier ministre, ainsi que son échange de vues avec l'ambassadeur soviétique à Damas.

Vinogradov n'a pas fait connaître ses opinions jusqu'en 1998, et même à ce moment, il n'a pas pu parler aussi ouvertement que dans ce brouillon. En fait, quand l'idée de collusion lui eût été présentée par le premier ministre jordanien, il avait refusé d'en discuter avec lui, en diplomate avisé.

La version officielle de la guerre d'octobre 1973 dit que le 6 octobre 1973, conjointement avec Hafez al-Assad de Syrie, Anouar al Sadat déclencha la guerre, avec une attaque surprise contre les forces israéliennes. Ils traversèrent le canal de Suez et s'avancèrent dans le Sinaï occupé, juste quelques kilomètres. La guerre se poursuivant, les tanks du général Sharon avaient traversé à leur tour le canal, et encerclé la troisième armée égyptienne. Les négociations pour le cessez-le feu avaient débouché sur la poignée de main à la Maison Blanche.

En ce qui me concerne, la guerre de Yom Kipour, comme nous l'avions appelée, constitue un chapitre important de ma biographie. En tant que jeune parachutiste, j'ai combattu, pendant cette guerre, j'ai traversé le canal, j'ai pris les hauteurs de Gabal Ataka, j'ai survécu aux bombardements et aux corps-à-corps, j'ai enseveli mes camarades, tiré sur les chacals du désert mangeurs d'hommes et sur les tanks ennemis. Mon unité avait été amenée par hélicoptère dans le désert, où nous avons coupé la ligne principale de communication entre les armées égyptiennes et leur base, la route Suez-le Caire. Notre position, à 101 km du Caire, a servi de cadre aux premières conversations pour le cessez-le-feu; de sorte que je sais que la guerre n'est pas un vain mot, et cela me fait mal de découvrir que moi et mes camarades en armes n'étions que des pions jetables dans le jeu féroce où nous, les gens ordinaires, étions les perdants. Bien entendu, je n'en savais rien à ce moment, pour moi, la guerre était la surprise, mais je n'étais pas général à l'époque.

Pour Vinogradov, aucune surprise: de son point de vue, tant la traversée du canal par les Égyptiens que les incursions de Sharon étaient planifiées, agréées à l'avance par Kissinger, Sadate et Golda Meir. Le plan comportait d'ailleurs la destruction de l'armée syrienne au passage.

Pour commencer, il pose certaines questions: comment la traversée pourrait-elle avoir été une surprise alors que les Russes avaient évacué leurs familles quelques jours avant la guerre? La concentration des forces était facile à observer, et ne pouvait pas échapper à l'attention des Israéliens. Pourquoi les forces égyptiennes n'ont-elles pas avancé après avoir traversé, et sont-elles restées plantées là ? Pourquoi n'y avait-il aucun plan pour aller plus loin? Pourquoi y avait-il un large espace vide de 40 km, non gardé, entre la deuxième et la troisième armée, une brèche qui était une invitation pour le raid de Sharon ? Comment les tanks israéliens ont-ils pu ramper jusqu'à la rive occidentale ? Pourquoi Sadate avait-il refusé de les arrêter ? Pourquoi n'y avait il pas de forces de réserve sur la rive occidentale ?

Vinogradov emprunte une règle chère à Sherlock Holmes qui disait: quand vous avez éliminé l'impossible, ce qui reste, aussi improbable cela soit-il, doit être la vérité. Il écrit : on ne saurait répondre à ces questions si l'on tient Sadate pour un véritable patriote égyptien. Mais on peut y répondre pleinement, si l'on considère la possibilité d'une collusion entre Sadate, les USA et la direction israélienne. Une conspiration dans laquelle chaque participant poursuivait ses propres objectifs. Une conspiration dans laquelle aucun participant ne connaissait tous les détails du jeu des autres. Une conspiration dans laquelle chacun essayait de rafler la mise, en dépit de l'accord commun.


Le plan de Sadate 

Sadate était au point le plus bas de son pouvoir avant la guerre: il perdait son prestige dans son pays et dans le monde. Le moins diplômé et le moins charismatique des disciples de Nasser se retrouvait isolé. Il avait besoin d'une guerre, d'une guerre limitée avec Israël, qui ne se terminerait pas par une défaite. Une telle guerre l'aurait soulagé de la pression de l'armée, et il aurait retrouvé son autorité. Les USA étaient d'accord pour lui donner le feu vert pour la guerre, chose que les Russes n'avaient jamais faite. Les Russes protégeaient le ciel égyptien, mais ils étaient contre les guerres. Sadate devait s'appuyer sur les USA et se dégager de l'URSS. Il était prêt à le faire parce qu'il détestait le socialisme. Il n'avait pas besoin de la victoire, juste d'une non-défaite; il avait l'intention d'expliquer son échec par la déficience des équipements soviétiques. Voilà pourquoi il avait imparti à l'armée une tâche minimale: traverser le canal et tenir la tête de pont jusqu'à ce que les Américains entrent dans la danse.


Le plan des USA 

Les USA avaient perdu leur emprise sur le Moyen Orient, avec son pétrole, son canal, sa vaste population, au cours de la décolonisation. Ils étaient obligés de soutenir l'allié israélien, mais les Arabes n'arrêtaient pas de se renforcer. Il aurait fallu obliger Israël à plus de souplesse, parce que sa politique brutale interférait avec les intérêts américains. Si bien que les USA devaient conserver Israël en tant qu'allié, mais au même moment il leur fallait briser l'arrogance d'Israël. Les USA avaient besoin d'une occasion de "sauver" Israël après avoir autorisé les Arabes à frapper les Israéliens pendant un moment. Voilà comment les USA permirent à Sadate d'entamer une guerre limitée.

Israël
 
Les dirigeants israéliens se devaient d'aider les USA, leur principal fournisseur et soutien. Les USA devaient consolider leurs positions au Moyen Orient, parce qu'en 1973 ils n'avaient qu'un seul ami et allié, le roi Fayçal. (Kissinger avait dit à Vinogradov que Fayçal essayait de l'endoctriner sur la malignité des juifs et des communistes). Si les USA devaient retrouver leurs positions au Moyen Orient, les positions israéliennes s'en trouveraient fortifiées d'autant. L'Égypte était un maillon faible, parce que Sadate n'aimait pas l'URSS ni les forces progressistes locales, on pouvait le retourner. Pour la Syrie, il fallait agir au plan militaire, et la briser.

Les Israéliens et les Américains décidèrent donc de laisser Sadate s'emparer du canal tout en contrôlant les cols de Mittla et de Giddi, la meilleure ligne de défense de toute façon. C'était le plan de Rogers en 1971, et c'était acceptable pour Israël. Mais cela devait être le résultat d'une bataille, et non pas une cession gracieuse.

Pour ce qui est de la Syrie, il fallait la battre à plate couture, au plan militaire. Voilà pourquoi l'État-major israélien envoya bien toutes ses troupes disponibles sur la frontière syrienne, tout en dégarnissant le Canal, malgré le fait que l'armée égyptienne était bien plus considérable que celle des Syriens. Les troupes israéliennes sur le canal allaient se voir sacrifiées dans la partie, elles devaient périr pour permettre aux USA de revenir au Moyen Orient.

Cependant, les plans des trois partenaires allaient se voir quelque peu contrariés par la réalité du terrain; c'est ce qui se produit généralement avec les conspirations, rien ne se passe comme prévu, dit Vinogradov, dans son mémoire...

Pour commencer, le jeu de Sadate se trouva faussé. Ses présupposés ne fonctionnèrent pas. Contrairement à ses espérances, l'URSS prit le parti des Arabes et commença à fournir par voie aérienne l'équipement militaire le plus moderne, aussitôt. L'URSS prit le risque d'une confrontation avec les USA; Sadate ne croyait pas qu'ils le feraient parce que les Soviétiques étaient réticents envers la guerre, avant qu'elle éclate. Son second problème, selon Vinogradov, était la qualité supérieure des armes russes aux mains des Égyptiens. Elles étaient meilleures que l'armement occidental aux mains des Israéliens.

En tant que soldat israélien à l'époque, je ne puis que confirmer les paroles de l'ambassadeur. Les Égyptiens bénéficiaient de la légendaire Kalachnikov AK-47, le meilleur fusil d'assaut au monde, alors que nous n'avions que des fusils FN qui détestaient le sable et l'eau. Nous avons lâché nos FN pour nous emparer de leurs AK à la première occasion. Ils utilisaient des missiles anti-chars Sagger légers, portables, précis, qu'un seul soldat pouvait charger. Les Saggers ont bousillé entre 800 et 1200 chars israéliens. Nous avions de vieilles tourelles de 105 mm sans recul montées sur des jeeps, et il fallait quatre hommes sur chacune ( en fait un petit canon) pour combattre les chars. Seules les nouvelles armes américaines redressaient quelque peu l'équilibre.

Sadate ne s'attendait pas à ce que les troupes égyptiennes entraînées par les spécialistes soviétiques surpassent leur ennemi israélien, mais c'est ce qui se passa. Elles franchirent le canal bien plus vite que ce qui était prévu, et avec beaucoup moins de pertes. Les Arabes battaient les Israéliens, et c'était une mauvaise nouvelle pour Sadate. Il était allé trop loin. Voilà pourquoi les troupes égyptiennes s'arrêtèrent, comme le soleil au-dessus de Gibéon, et ne bougèrent plus. Ils attendaient les Israéliens, mais à ce moment les Israéliens étaient en train de combattre les Syriens. Les Israéliens se sentaient relativement tranquilles du côté de Sadate, et ils avaient envoyé toute leur armée au nord. L'armée syrienne reçut de plein fouet l'assaut israélien et commença à battre en retraite, ils demandèrent à Sadate d'avancer, pour les soulager un peu, mais Sadate refusa. Son armée resta plantée là, sans bouger, malgré le fait qu'il n'y avait pas un Israélien en vue entre le canal et les cols de montagne. Le dirigeant syrien Assad était convaincu à l'époque que Sadate l'avait trahi, et il le déclara franchement à l'ambassadeur soviétique à Damas, Muhitdinov, qui en fit part à Vinogradov. Vinogradov voyait Sadate tous les jours et il lui demanda en temps réel pourquoi ses troupes n'avançaient pas. Il ne reçut aucune réponse sensée: Sadate bredouilla qu'il ne voulait pas parcourir tout le Sinaï pouraller à la rencontre des Israéliens, qu'ils arriveraient bien jusqu'à lui tôt ou tard.

Le commandement israélien était bien ennuyé, parce que la guerre ne sa passait pas comme il s'y attendait. Ils avaient de lourdes pertes sur le front syrien, les Syriens se retiraient, mais il fallait se battre pour chaque mètre; seule la passivité de Sadate sauvait les Israéliens d'un revers. Le plan pour en finir avec la Syrie avait raté, mais les Syriens ne pouvaient pas contre-attaquer efficacement.

Il était temps de punir Sadate: son armée était trop efficace, son avance trop rapide, et pire encore; il dépendait encore plus des Soviétiques, grâce au pont aérien. Les Israéliens mirent fin à leur avancée sur Damas et envoyèrent les troupes au sud, dans le Sinaï. Les Jordaniens pouvaient à ce moment-là couper la route nord-sud, et le roi Hussein offrit de le faire à Sadate et à Assad. Assad accepta immédiatement, mais Sadate refusa d'accepter l'offre. Il expliqua à Vinogradov qu'il ne croyait pas aux capacités de combat des Jordaniens. S'ils rentrent dans la guerre, c'est l'Égypte qui va devoir les tirer d'affaire. A un autre moment, il dit qu'il valait mieux perdre tout le Sinaï que de perdre un mètre carré en Jordanie: remarque qui manquait de sincérité et de sérieux, du point de vue de Vinogradov. Et voilà comment les troupes israéliennes marchèrent vers le sud sans encombre.

Pendant la guerre, nous les Israéliens savions aussi que si Sadate avançait, il s'emparerait du Sinaï en moins de deux; nous examinions plusieurs hypothèses pour comprendre pourquoi il ne bougeait pas, mais aucune n'était satisfaisante. C'est Vinogradov qui nous donne la clé à présent; Sadate ne jouait plus sa partition, il attendait que les USA interviennent. Et il se retrouva avec le raid de Sharon fonçant.

La percée des troupes israéliennes jusqu'à la rive occidentale du canal est la partie la plus sombre de la guerre, dit Vinogradov. Il demanda à l'État-major de Sadate au début de la guerre pourquoi il y avait une large brèche de 40 km entre les deuxième et troisième corps d'armées, et on lui répondit que c'était une directive de Sadate. La brèche n'était même pas gardée, c'était un porte grande ouverte, comme un Cheval de Troie tapi au fond d'un programme d'ordinateur.

Sadate n'accorda pas d'attention au raid de Sharon, il était indifférent à ces coups de théâtre. Vinogradov lui demanda de faire quelque chose, dès que les cinq premiers chars israéliens eurent traversé le canal, mais Sadate refusa, disant que ça n'avait pas d'importance militairement, que ce n'était qu'une "manœuvre politique", expression fort brumeuse. Il le redit plus tard à Vinogradov, lorsque l'assise israélienne sur la rive occidentale fut devenue une tête de pont incontournable. Sadate n'écouta pas les avertissements de Moscou, il ouvrit la porte de l'Afrique aux Israéliens.

Il y a place pour deux explications, dit Vinogradov: impossible que l'ignorance militaire des Égyptiens fût aussi grande, et improbable que Sadate eût des intentions cachées. Et c'est l'improbable qui clôt le débat, comme le faisait remarquer Sherlock Holmes.

Si les Américains n'ont pas stoppé l'avancée aussitôt, dit Vinogradov, c'est parce qu'ils voulaient avoir un moyen de pression pour que Sadate ne change pas d'avis sur tout le scénario en cours de route. Apparemment la brèche avait été conçue dans le cadre de cette éventualité. Donc, quand Vinogradov parle de "conspiration", il se réfère plutôt à une collusion dynamique, semblable à la collusion concernant la Jordanie, entre la Yeshuva juive et la Transjordanie, telle que l'a décrite Avi Shlaim: il y avait des lignes générales et des accords, mais qui pouvaient changer selon le rapport de force entre les parties.

Conclusion 
Les USA ont "sauvé" l'Égypte en mettant un point d'arrêt à l'avancée des troupes israéliennes. Avec le soutien passif de Sadate, les USA ont permis à Israël de frapper durement la Syrie.

Les accords négociés par les USA pour l'intervention des troupes de l'ONU ont protégé Israël pour les années à venir. (Dans son document important mais différent, ses annotations au livre de Heikal Road to Ramadan, Vinogradov rejette la thèse du caractère inévitable des guerres entre Israéliens et Arabes: d'après lui, tant que l'Égypte reste dans le sillage des USA, une telle guerre est à écarter. Effectivement, il n'y a pas eu de grande guerre depuis 1974, à moins de compter les "opérations" israéliennes au Liban et à Gaza.)


Les US ont sauvé Israël grâce à leurs fournitures militaires. 
Grâce à Sadate, les US sont revenus au Moyen Orient et se sont positionné comme les seules médiateurs et "courtiers honnêtes" dans la région.

Sadate entreprit une violente campagne anti-soviétique et antisocialiste, dit Vinogradov, dans un effort pour discréditer l'URSS. Dans ses Notes, Vinogradov charge le trait, affirmant que Sadate avait répandu beaucoup de mensonges et de désinformation afin de discréditer l'URSS aux yeux des Arabes. Sa ligne principale était que l'URSS ne pouvait ni ne souhaitait libérer le territoire arabe alors que les US le pouvaient, le voulaient, et le faisaient..

Vinogradov explique ailleurs que l'Union soviétique était et reste opposée aux guerres d'agression, entre autres raisons parce que l'issue n'en est jamais certaine. Cependant, l'URSS était prête à aller loin pour défendre les États arabes. Et pour ce qui est de la libération, bien des années sont passées, et ont prouvé que les US ne voulaient ou ne pouvaient nullement en faire autant, alors que la dévolution du Sinaï à l'Égypte était toujours possible, en échange d'une paix séparée, et cela même sans guerre.

Après la guerre, les positions de Sadate s'améliorèrent nettement. Il fut salué comme un héros, l'Égypte eut la place d'honneur parmi les États arabes. Mais en moins d'un an, sa réputation se retrouva en lambeaux, et celle de l'Égypte n'a cessé de se ternir, dit Vinogradov.

Les Syriens avaient compris très tôt le jeu de Sadate: le 12 octobre 1973, lorsque les troupes égyptiennes s'arrêtèrent et cessèrent de combattre, le président Hafez al Assad dit à l'ambassadeur soviétique qu'il était certain que Sadate était en train de trahir volontairement la Syrie. Sadate avait permis la percée israélienne jusque sur la rive occidentale de Suez, de façon à offrir à Kissinger une occasion d'intervenir et de concrétiser son plan de désengagement, confia Assad au premier ministre jordanien Abu Zeid Rifai qui le dit à son tour à Vinogradov durant un petit-déjeuner privé qu'ils prirent chez lui à Amman. Les Jordaniens aussi soupçonnent Sadate de tricher, écrit Vinogradov. Mais le prudent Vinogradov refusa de rentrer dans ce débat, tout en ayant bien l'impression que les Jordaniens "lisaient dans ses pensées."

Lorsque Vinogradov fut désigné comme co-président de la Conférence de paix de Genève, il fit face à une position commune à l'Égypte et aux USA visant à saboter la conférence, tandis qu'Assad refusait tout simplement d'y participer. Vinogradov lui remit un avant-projet pour la conférence et lui demanda si c'était acceptable pour la Syrie. Assad répondit; oui, sauf une ligne. Quelle ligne, demanda plein d'espoir Vinogradov, et Assad rétorqua; la ligne qui dit "la Syrie accepte de participer à la conférence." Et la conférence fut un fiasco, comme toutes les autres conférences et conversations diverses.

Quoique les soupçons formulés par Vinogradov dans son document secret soient venus à l'esprit de différents experts militaires et historiens, jamais jusqu'alors ils n'avaient été formulés par un participant aux évènements, une personne aussi haut placée, aussi informée, présente aux moments clé, et en possession de tous les éléments. Les notes de Vinogradov permettent de déchiffrer et de retracer l'histoire de l'Égypte: désindustrialisation, pauvreté, conflits internes, gouvernement militaire, le tout étroitement lié à la guerre bidon de 1973.

Quelques années après la guerre, Sadate était assassiné, et son successeur désigné Hosni Moubarak entama son long règne, suivi par un autre participant à la guerre d'octobre, le général Tantawi. Obtenu par le mensonge et la trahison, le traité de paix de Camp David protège toujours les intérêts américains et israéliens. C'est seulement maintenant, alors que le régime de l'après Camp David commence à donner des signes d'effondrement, que l'on peut espérer quelque changement. Le nom de Sadate au panthéon des héros égyptiens était protégé jusqu'à maintenant, mais à la fin, comme on dit, tout ce qui est caché un temps s'avèrera transparent.


PS. en 1975, Vinogradov ne pouvait pas prédire que la guerre de 1973 et les traités qui en découlèrent allaient changer le monde. Ils scellèrent l'histoire de la présence soviétique et de sa prépondérance dans le monde arabe, même si les derniers vestiges en furent détruits par la volonté américaine bien plus tard: en Irak en 2003, et en Syrie c'est maintenant qu'ils se voient minés. Ils ont saboté la cause du socialisme dans le monde, ce qui a été le commencement de sa longue décadence. L'URSS, l'État triomphant en 1972, le quasi gagnant de la guerre froide, finit par la perdre. Grâce à la mainmise américaine en Égypte, le schéma des pétrodollars se mit en place, et le dollar qui avait entamé son déclin en 1971 en perdant la garantie or se reprit et devint à nouveau la monnaie de réserve unanimement acceptée. Le pétrole des Saoudiens et des émirs, vendu en dollars, devint la nouvelle ligne de sauvetage de l'empire américain. Avec le recul et armés du mémoire de Vinogradov, nous pouvons affirmer que c'est en 1973-74 que se situe la bifurcation de notre histoire.

jeudi 23 mai 2013

LA VERTU DORMITIVE DE L'OPIUM




Les insurrections arabes contre les régimes patriarco-klepto-dictatoriaux ont eu, entre autres conséquences bienvenues, d'obliger les partis islamistes à une clarification importante de leurs objectifs politiques. Avant cet événement considérable qui a rappelé tout le monde à cette vérité ressassée par le Vieux (K. Marx) : « Ce sont les masses qui font l'histoire », les partis islamistes, méprisants et arrogants (il n'est que de se rappeler Abbassi Madani dans ses conférences de presse), s'en tenaient à un slogan dont le simplisme était une insulte à l'intelligence humaine la plus fruste : « L'islam est la solution », l'autre variante en étant : « Le Coran est la solution ».

Quel islam ? Celui de Hamdane Qarmate qui avait institué le communisme intégral (donc y compris la communauté sexuelle) et confisqué la Pierre noire de la Kaaba ? Ou celui des Wahabites valets des Saoud et des Yankees, fauteurs de guerres et de troubles partout dans l'Oumma ? À moins que ce ne soit celui des Chi'ites duodécimains au pouvoir en Iran ? Ou celui des Zaïdites du Yémen ? L'islam de 'Ali ou celui de Mo'awiya ? L'islam de Djakarta ou celui de Dakar ? Etc.

Les islamistes répondraient à ce type de questionnement par : Il n'y a qu'un Coran. Certes. Mais combien d'interprétations d'un texte aussi énigmatique -Le verset coranique III, 7 dit : "C'est Lui qui a fait descendre sur toi le Livre il s'y trouve des versets maîtrisés ceux-là sont la mère du Livre et d'autres obscurs..."-, sans ponctuation et sans signes diacritiques (qui permettent de distinguer une lettre d'une autre), un texte dont la recension et la structure sont le fait d'un homme, le calife Othman, dont le népotisme était connu et dénoncé et qui mourra, assassiné, pour cela ?

Il a fallu que les masses arabes se mettent en mouvement pour que cette langue de bois soit remisée au vaste hangar du crétinisme -et encore pas par tous ni partout- et qu'un nouveau discours se fasse jour. Il est question, maintenant, d'un État civil -et par ce terme, il faut entendre un État qui ne soit ni religieux ni militaire- et démocratique, respectant les libertés citoyennes, comme objectif politique des partis islamistes. On est loin de la restauration du Califat, de l'érection d'un émirat islamique ou même de l'État islamique tout court !

Ce slogan d'État civil et démocratique est brandi par En-Nahdha en Tunisie, les Frères musulmans en Égypte, le Conseil national syrien où les Frères musulmans sont présents et même par les Insurgés libyens. Quant aux islamistes marocains de Benkirane, au pouvoir depuis quelques jours, ils ont accepté de jouer le jeu de la démocratie parlementaire. Les Frères musulmans égyptiens ont, de plus, procédé à une séparation entre activité strictemement religieuse -qui relève de l'organisation des Frères proprement dite- et activité politique, prise en charge par le Parti de la justice et de la liberté, nouvellement mis en place. D'aucuns seraient tentés de ne voir là qu'une simple manœuvre tacticienne ; ils auraient tort. Il s'agit là, à n'en pas douter, d'un premier pas vers la sécularisation du politique -ce que sous d'autres cieux, on nommerait débuts d'un processus de laïcisation.

Ce début de clarification -et de révision déchirante des dogmes puérils de la période précédente- fait son chemin partout, au Machrek comme au Maghreb, à une exception remarquable près : celle de l'Algérie. Là, en effet, on n'entend aucun parti de la foisonnante nébuleuse islamiste prendre à son compte, de manière claire et distincte, le mot d'ordre d'État civil et démocratique. Curieux mais pas inexplicable pourvu que l'on veuille bien se rappeler que tous ces partis (y compris le plus radical d'entre eux, l'ex-fis) doivent leur existence à l'État siloviki. Or l'État siloviki étant un pouvoir militaire dictatorial, brandir face à lui le mot d'ordre d'État civil et démocratique sera assimilé à une déclaration de guerre. Et comme l'État siloviki n'aime rien tant qu'une bonne petite guerre, le parti islamiste qui aura eu l'outrecuidance de clamer ce slogan sera promptement amené à résipiscence par quelque coup d'état scientifique. S'il persévère, de mystérieux attentats terroristes risquent bien de viser ses cadres.

Cela étant, il y a aussi une explication plus prosaïque et nullement en contradiction avec la première : c'est celle qui a trait à l'inculture politique générale dans laquelle baigne le pays, aggravée, pour les formations islamistes, par leur lourde hérédité obscurantiste. Combien de ces partis éduquent-ils leurs militants par des références autres que strictement religieuses ? Combien d'entre eux convoquent-ils Benbadis, ses écrits et sa pratique politique d'alliance avec les communistes et les démocrates bourgeois ? Le questionnement est d'autant plus légitime et pressant que ceux parmi les islamistes algériens qui ont la chance d'être bilingues et qui ont donc plus de possibilités d'ouverture sur les disciplines modernes, ne retiennent en général qu'une référence ; et quelle référence : Malek Bennabi ! Vous savez, l'inventeur de la "thèse" célèbre et célébrée de la colonisabilité. Pourquoi l'Algérie a-t-elle été colonisée ? À cette question, l'illustre penseur répondait : « Parce qu'elle était colonisable ».

Au Moyen Âge, durant les siècles rendus obscurs par la police de la pensée qu'exerçait implacablement l'Église catholique, les scolasticiens expliquaient toute chose par son principe... explicatif. Pourquoi l'opium endort-il ? Parce qu'il contient une vertu dormitive, un principe assoupissant, disait, en substance Molière dans le « Malade imaginaire ». Si le public s'esclaffe depuis plus de deux siècles à cette réplique, c'est qu'il comprend bien le ridicule d'une « explication » ronflante qui n'explique rien. Mais peut-être que Bennabi n'avait pas lu Molière. À l'impossible, nul n'est tenu.

mercredi 15 mai 2013

LE CONFLIT SYRIEN, UNE EQUATION A n INCONNUES


La révolte d'une large composante du peuple syrien contre le pouvoir alaouite que soutiennent des Chrétiens, des Druzes et quelques notables sunnites, ne faiblit pas au bout de deux années de ce qui était au départ des manifestations pacifiques -réprimées avec sauvagerie par le pouvoir central-, et qui est devenu maintenant un conflit armé qui menace de s'étendre à toute la région. Pourtant, l'opposition est très désunie. On objectera que cette désunion est justement le signe que des forces sociales très disparates sont à l'oeuvre dans cette insurrection. En effet, le problème syrien est un complexe de problématiques religieuses, ethniques, sociales, politiques et géostratégiques.

C'est la minorité alaouite (excommuniée par une fetwa d'Ibn Taymiyya au 14° siècle, fetwa que les néo-hanbalites estiment toujours valable), longtemps persécutée et dominée, qui détient un pouvoir sans partage, particulièrement dans les appareils de force : police, armée, sécurité d'État. La bourgeoisie sunnite marchande, longtemps au pouvoir, méprisait le métier des armes qu'elle jugeait subalterne et qu'elle a abandonné à la plèbe alaouite. En 1970, Hafedh El Assad, un alaouite, s'empare du pouvoir au terme d'un pronunciamiento militaire. La minorité alaouite bricole alors un pouvoir de type siloviki avec parti unique « socialiste » comme devanture et dictature militaro-policière comme réalité. C'est cette dictature féroce qu'une majorité de la population syrienne a entrepris de contester, d'abord pacifiquement, puis, face la barbarie de la répression, par les armes.

Le régime a trois alliés internationaux de poids : la Russie, la Chine et l'Iran. Il a un allié régional stratégique en la personne du Hezbollah chiite qui tient l'ogre sioniste en respect depuis la spectaculaire déroute qu'il lui a infligée en 2006. Le Hezbollah est fourni en armements par l'Iran via la Syrie. D'un autre côté, la Syrie a des ennemis nombreux au premier rang desquels l'empire yankee, son maître sioniste et ses valets arabes, les Al Saoud et le Qatar, ainsi que l'Europe, sénescente et suiviste. La Russie, instruite par l'expérience libyenne, dégaine son veto plus vite que son ombre à l'ONU où pas une motion contraignante contre la Syrie ne risque de passer ; la Russie n'entend pas perdre un allié qui offre à sa flotte de guerre un port de mouillage en méditerranée (Tartous), qui plus est client pour ses ventes d'armes. Avec Kadafi, s'est, en effet, envolée une fabuleuse commande d'armements qui attendait juste d'être paraphée.

Cet état des lieux, c'est celui que dressent les médias -avec leurs « spécialistes »- depuis le début de l'insurrection populaire en Syrie. À cette représentation des choses, il ne manque qu'une chose : le mouvement. Mais voir les événements dans leur développement contradictoire et non dans leur fixité apparente n'est pas donné spontanément ; cela s'acquiert. Ce qui ne veut nullement dire que le respect de ce mode de pensée (dialectique) nous garantisse ipso facto d'atteindre la vérité. Non. Simplement, on se donne plus de chances d'y parvenir. Par contre, le mode de pensée métaphysique, celui qui ne voit que la fixité des choses, celui-là vous garantit de ne jamais atteindre à la vérité des choses.

Voyons, maintenant, comment les dialecticiens supposés, héritiers d'un certain marxisme, appréhendent les événements qui ont affecté le monde arabe et la Syrie. Tout se passe pour eux selon un mécanisme simple : les insurrections des peuples arabes ne sont que les épiphénomènes des « révolutions colorées » fomentées par la CIA, un énième complot de l'empire yankee et de ses laquais arabes contre les États-nations qui refusent l'inféodation à Gog et Magog (= l'empire et son maître sioniste). Cette position,relève de la logique des blocs qui prévalait dans le contexte de la guerre froide. Ce qui semble accréditer cette thèse, c'est que l'on retrouve, s'affrontant dans le dossier syrien, les deux chefs de file de la guerre froide, l'empire yankee, épaulé par l'Occident, et la Russie, soutenue par la Chine.

Personne ne doute que, derrière le faux drapeau de la démocratie, l'empire yankee et l'État sioniste travaillent en effet d'arrache-pied à renvoyer les Arabes à l'abrutissement religieux qui réussit si bien à conserver aux deux monstres la suprématie sur la région. Le vecteur de cette politique est les islamistes en général, Frères musulmans et/ou djihadistes. Il suffit de lire la littérature des officines néoconservatrices pour être édifié. 

(NB : il est plaisant de constater que certains polygraphes arabes qui s'illustrent par un anti-islamisme véhément participent à la propagande néoconservatrice en écrivant dans les revues de cette mouvance. Ils n'ont pas compris que l'objectif du discours islamophobe ambiant est justement de pousser le monde arabo-musulman au repli sur soi et sur sa religion. Mais que ne ferait-on pas, n'est-ce pas, pour placer un article dans une revue parisienne ?)

Cela étant dit et entendu, cette position néo-stalinienne considère les peuples comme des pantins qu'on agite par le truchement de ficelles invisibles, au mieux comme un ensemble d'êtres immatures -des enfants- au discernement chancelant et, par suite, incapables de voir où est leur intérêt véritable. Les néo-staliniens, ce faisant, se retrouvent sur les positions mêmes des affidés des régimes sanguinaires et mafieux qui ont empêché les peuples arabes de concrétiser leurs aspirations à la liberté et à la dignité. En triste compagnie. Pourtant, la réalité est aveuglante : aujourd'hui, le niveau culturel général des peuples est plus élevé qu'il y a cinquante ans. Et les peuples arabes ne font pas exception : les progrès de l'alphabétisation, celle des femmes en premier lieu, ont été souvent relevées. Ajouter à cela que ces peuples ne vivent pas derrière des murailles étanches, qu'ils sont, au contraire gavés d'images, qu'ils voient comment on vit ailleurs, qu'ils ont ainsi des critères de comparaison, toutes choses qui rendent leur vécu insupportable.

Il n'est pas question, par ailleurs, de passer sous silence l'inquiétude légitime des amis sincères du peuple palestinien pour qui un affaiblissement de la Syrie signifierait un affaiblissement consécutif du Hezbollah. Mais croire que la force du Hezbollah, c'est l'armement, ce serait se tromper lourdement : la force du Hezbollah lui vient d'abord et essentiellement de la foi en la victoire de ses combattants et de leur lien étroit avec le peuple chiite libanais.

Voici pour finir quelques lignes de force qui travaillent le théâtre des événements et qu'il faut garder présentes à l'esprit :

La montée au créneau des Saoudiens et des Qataris les exposera tôt ou tard -les Al Saoud plus que les Al Khalifa- à l'inévitable effet boomerang qui leur reviendra dans les gencives, eux qui sont dans la ligne de mire de leurs propres djihadistes ainsi que de leurs Chiites -qui habitent les zones pétrolifères qui plus est. De même que la Turquie n'est pas à l'abri d'un retour de bâton qui prendrait la forme d'actions de solidarité des Alévis turcs avec leurs cousins 'alaouites syriens.

[Un exemple de ce retour de boomerang est la position française : elle se déclare ennemie résolue de la camarilla alaouite régnante, alors que c'est elle qui, à l'époque de son mandat sur la Syrie (1920-46) avait dépecé ce pays et créé de toutes pièces un État pour la minorité maronite (le Liban), et une enclave alaouite avec pour chef-lieu Lattaquieh. Il ne faut pas compter sur ceux qui ont créé les problèmes pour les régler, comme dirait l'autre !]

Après avoir longtemps considéré l'allié turc comme la divine surprise, le trèfle à quatre feuilles ou le mouton à cinq pattes si l'on veut (comprendre par là le MUSULMAN SIONISTE), l'empire yankee et son maître sioniste ont déchanté : l'épisode de l'attaque sauvage contre le bateau d'humanitaires turcs a ouvert grand les yeux de la population turque sur la cruauté de l'État sioniste et son indifférence à tout ce qui n'est pas juif. La Turquie n'est déjà plus un allié sûr. De plus, elle entend se tailler un rôle de poids et de choix dans la région, ce qui la mettra, à terme, en contradiction absolue avec l'État sioniste.

La Russie se prépare à de profonds changements dans sa doctrine militaire ; en particulier, elle va se lancer dans la construction de porte-avions qui lui assureront une présence permanente en Méditerranée, sans les aléas inhérents aux bases en pays étranger. L'importance de Tartous deviendra moindre, à terme. Par ailleurs, la Russie dispose d'une carte maîtresse future : la présence de plus d'un million de Juifs (ou prétendus tels) russes dans l'état sioniste : nul ne peut prévoir, à l'heure qu'il est, comment évoluera cette masse; mais, d'ores et déjà, on peut voir que le Big Brother yankee fait une place  à la Russie dans l'échiquier du Moyen Orient : ce n'est certainement pas par hasard ni par sympathie mais parce qu'il mesure l'influence réelle de son ennemi héréditaire sur le terrain.

Les USA, avec leur production record de gaz et de pétrole de schiste, sont en passe de devenir grands exportateurs d'hydrocarbures. C'est dire, en d'autres termes, que leur dépendance énergétique à l'égard du Moyen-Orient sera moindre mais ils persévéreront dans leur volonté d'imposer leur contrôle à la région pour gêner -et/ou empêcher- les approvisionnements de la Chine.

À ceux qui craignent une future domination des islamistes et qui s'en servent comme prétexte pour délégitimer les révoltes arabes, faisons la seule réponse qui vaille maintenant et pour le futur : les sociétés civiles arabes doivent apprendre par elles-mêmes à se battre contre la régression islamiste, à développer des anticorps. Ceux qui ne comprennent pas cette nécessité n'ont rien d'autre à nous proposer que de nous mettre sous la protection des silovikis. Comme en Algérie. Et nous savons ce que coûte cette protection.

mercredi 8 mai 2013

DU BON USAGE DES FEMMES EN POLITIQUE

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Le pouvoir siloviki algérien a consenti un quota inhabituel de femmes -147- à l'assemblée-leurre qu'il vient de coopter. D'aucuns -et d'aucunes- se sont empressés de mettre la chose au crédit de Bouteflika, arguant que le président s'est toujours montré soucieux de l'émancipation des femmes algériennes. La secrétaire d'état américaine, Hilary Clinton, a été la première à dégainer après l'annonce des résultats des « élections législatives » ; elle s'est félicitée de l'accession de ce nombre aussi important de femmes à l'arène politique.

Que Bouteflika fût sensible au sort des femmes algériennes, voilà qui relèverait de la plaisanterie de mauvais aloi. Si cela avait réellement été, qu'est-ce qui aurait empêché un président muni de tous les pouvoirs -sauf un, celui de toucher à la SM- de décréter quelques mesures bien senties en faveur des femmes de son pays ? De déclarer, par exemple, le code de la famille obsolète et de l'amender dans le sens de l'égalité de droits entre hommes et femmes ? Car, dans cette république soi-disant démocratique et populaire, soi-disant régie par une constitution, l'égalité citoyenne proclamée par ladite constitution est grossièrement démentie par un code de la famille fondé sur les prescriptions coraniques, lesquelles consacrent l'infériorité de la femme par rapport à l'homme.

De quelque côté que l'on examine la question de l'égalité des droits, en effet, on se heurte à cette situation de bicéphalisme juridique, de double pouvoir, étatique et religieux. Si, en terre chrétienne, cette situation s'est trouvée également vérifiée, elle le fut -l'est- sous la forme d'un conflit latent -quelque fois ouvert comme en France- entre deux instances : l'État et l'Église. En terre d'islam, il n'y a pas de clergé (exception faite de l'islam chi'ite, minoritaire). On pourrait donc penser que le double pouvoir en terre d'islam n'a pas de réalité propre contrairement à ce qu'il fut en terre chrétienne où l'Église disposait d'une puissance (économique, idéologique, militaire) fantastique, qu'il a fallu aux pouvoirs séculiers des siècles pour amener à merci. Les États en terre d'islam ont face à eux une autre puissance : un livre qui édicte, entre autres, des règles de conduite pour la vie civile. Et la sacralisation de ce verbe ne leur laisse qu'une petite marge de manœuvre, celle justement qu'ils s'échinent à exploiter pour tenter de concilier ce qui ne peut pas l'être.

En terre chrétienne, c'est au nom même de la parole christique -Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu- que la séparation de l'Église et de l'État fut rendue théoriquement possible, à condition de délimiter au préalable ce qui ressortit au sacré, Dieu, et ce qui ressortit au profane, l'État. Pour ce faire, il fallait introduire au sein même de l'individu une séparation entre sa personne « civile » et sa personne « privée ». Il fut dès lors possible de trouver un équilibre qui permît de gérer la contradiction de manière civilisée, Dieu et le sacré relevant de la sphère privée, c'est-à-dire des croyances intimes ; le civil, c'est-à-dire la relation aux autres, relevant de l'État, c'est-à-dire du droit positif. Remarquons que le droit positif moderne n'en finit pas de métaboliser l'énorme somme juridique produite au long des siècles par l'Église. On ne souligne pas assez cet aspect du processus de sécularisation : l'assimilation -au sens de rendre compatible- historique du droit canon produit par l'Église.

On voit immédiatement où se situe la différence avec l'islam et le judaïsme qui sont des religions fondées sur un livre prescripteur : le christianisme, par sa rupture avec le judaïsme, rompait de facto avec le concept de Livre sacré. (La notion oxymorique de judéo-christianisme n'existe que dans les approximations d'un penseur... approximatif comme Nietzsche, ou bien chez les adeptes du soi-disant choc des civilisations, par quoi ils veulent fabriquer de toutes pièces un ennemi, en l'occurrence l'Islam.) Il en est résulté que, l'architecture juridique produite par l'Église ne pouvant exciper d'aucun titre de sacralité, il était plus facile (tout étant relatif) de la démonter. Au lieu de quoi l'islam et le judaïsme, empêtrés dans les rets du Coran et de la Chari'a pour le premier, de la Torah et du Talmud pour le second, n'en ont pas fini avec les archaïsmes, aussi insupportables qu'injustifiables dans la vie moderne où l'aspiration à la liberté et à l'égalité est la norme. (Une écrivaine française de confession juive s'indignait récemment de ce que la femme juive ne peut encore aujourd'hui obtenir le divorce que si son mari lui accorde le Guett, l'accord qui la délie, et de ce que cela donne lieu à un chantage souvent ignoble où l'argent ne compte pas pour peu).

Alors ? Alors, gageons que fort de ce bataillon d'amazones à ses côtés, le Président Bouteflika entreprendra une audacieuse politique d'égalité des sexes, notamment par :
- l'interdiction de la polygamie. Par souci d'équité et d'équilibre du foyer, le Président prendra cette mesure radicale en sa qualité de représentant de la Nation et garant de son équilibre. Il s'appuiera, pour ce faire, sur une lecture littérale du célèbre verset -autorisant les croyants à prendre une, deux, trois, quatre épouses, mais à la condition d'être justes envers elles-, et en particulier sur sa chute : « Mais si vous craignez d'être injustes, alors une seule. »
- L'égalité devant l'héritage. Puisque la Chari'a dispose que l'héritier mâle recevra le double de la part de l'héritière de sexe féminin, les amazones, justement indignées, présenteront un projet de loi en vertu duquel la part de l'héritier mâle sera surtaxée du double de la valeur de la taxe qui frappera l'héritière de sexe féminin, surtaxe qui ne saurait être inférieure à la valeur de cette dernière part.
- Afin de mettre un terme aux drames qui accompagnent les répudiations unilatérales, celles-ci seront interdites ; une procédure de divorce par consentement mutuel devant un magistrat sera établi en lieu et place de ces pratiques d'un autre âge. Ce seront, évidemment, les 147 femmes cooptées qui en prendront, là aussi, l'initiative, et ce par le dépôt d'une proposition de loi en ce sens. Elles ne s'en tiendront pas là et proposeront que soit durement réprimée par la loi l'inqualifiable violence ordinaire faite aux femmes en tant que femmes. Oui. De grands changements sont à attendre !

Ainsi iraient les choses au sein d'une législature véritable dans un pays civilisé. Au lieu de quoi, craignons que les 147 cooptées, d'une voix unanime, nous assènent : « Laqad a'ta el islam el marea haqqaha ! » (L'islam a donné à la femme ses droits). Circulez ! Y a rien à voir !

La réaction béate d'Hilary Clinton (mais on ne voit bien que ce que l'on veut voir et les femmes saoudiennes sont invisibles) est le révélateur de ce que le pouvoir siloviki escomptait en nommant 147 femmes à la soi-disant assemblée : un effet bœuf sur les opinions occidentales. Très sensibles à la question de l'égalité des sexes, elles fermeraient les yeux sur le reste. Il n'y a qu'à se rappeler comment les silovikis ont assuré la promotion littéraire de l'un des leurs en France, durant les premières années de la guerre des lâches : en l'affublant de deux prénoms féminins. C'était la pâmoison dans les salons de Saint-Germain des Prés. Pensez donc : une femme qui résiste à la barbarie par la plume !

Imprégnons-nous de cette vérité : le pouvoir siloviki n'a et ne peut jamais avoir qu'un rapport instrumental aux hommes et aux femmes de ce pays.

dimanche 5 mai 2013

LE BOULANGER D' ALGER




Cet article a été écrit et publié en mai 2012, après les soi-disant élections législatives algériennes qui eurent lieu en mai 2012. Il n'est pas sans intérêt de le publier à nouveau, au moment où les manigances et les manipulations autour d'un quatrième mandat présidentiel pour A. Bouteflika ont commencé.

Depuis la proclamation des listes de cooptés, le concert des pleureuses collabos retentit dans les cieux. De quoi s'agit-il donc ? Des individus ont été choisis par le makhzen algérien pour siéger dans une institution à lui, une institution qui se fait passer pour un parlement mais qui n'a d'autre pouvoir que celui de distribuer des primes faramineuses à ses membres. Qu'y a-t-il de nouveau ou de scandaleux à cela ? Ceux qui protestent mezza voce comme Bouguerra chef du parti islamiste MSP), ou qui vocifèrent comme Djaballah (chef d'un autre parti islamiste) ou Louisa Hanoune (chef du Parti des travailleurs, seul parti trotzkiste au monde à avoir disposé dans une soi-disant représentation nationale de plus de 30 députés !) ignoraient donc ce que sait de science sûre tout Algérien normalement constitué ? Ceux qui se réfugient derrière des formules alambiquées (style FFS : « une sophistication du dispositif mis en œuvre par le pouvoir pour neutraliser, détourner et engranger à son profit le vote des Algériens» : Eh camarades socialistes ! Parlez avec la bouche qu'on comprenne !) croient-ils qu'ils pourront voiler le soleil de leur collaboration avec le tamis des mots ?

Il n'y a pas d'élections en Algérie : il n'y a qu'un système bien rodé de distribution de quotas à ceux qui font allégeance au pouvoir afin de les admettre -temporairement- au buffet froid de la prédation. Tous ceux qui participent à ce jeu le savent pertinemment et les cris d'orfraie hypocrites ou les déclarations ampoulées n'y pourront rien changer. Le bon peuple de ce pays, lui, s'est replié depuis des temps immémoriaux dans le silence et le mépris. Car il a vu, lui, les soi-disant révolutionnaires allumer la mèche de l'insurrection et aller se planquer derrière des frontières sûres, le laissant seul et sans défense face à l'armada coloniale. Il a vu, lui, comment les ouvriers de la onzième heure, ceux qui n'ont pas tiré une seule cartouche contre les forces armées ennemies, se sont emparés du pouvoir qu'ils ne cessent de pratiquer à la manière des despotes asiatiques qu'ils sont dans leur essence. Il les a vus se remplir les poches en pillant le pays et ses ressources et se transformer en une nouvelle classe possédante, sans passé et sans culture, sans éthique et sans religion. Une sorte de colons, étrangers au pays, mais vivants évidemment sur le pays. Tout cela que le peuple sait, ceux qui se prétendent sa « classe » politique l'ignoreraient-ils ? Cette attitude digne et fière d'un peuple qui a tourné le dos à des potentats sans foi ni loi n'inspire-t-elle donc rien à cette « classe » politique ? S'il en est ainsi -et il en est bien ainsi- maudits soient ces partis préfabriqués qui pullulent de policiers déguisés en militants ! La lutte politique doit commencer par dévoiler leur véritable nature : Lénine a écrit un article célèbre sur « Ce que sont les amis du peuple... » par quoi il expliquait qu'il fallait lutter non seulement contre le pouvoir tsariste mais également contre les partis qui prétendent lutter contre lui mais qui, en réalité, trompent le peuple en obscurcissant les enjeux réels à ses yeux.

Cela dit, rappelons un événement qui aurait dû inspirer tant les pleureuses que les analystes qui s'échinent à tracer des plans sur la comète. En 2004, « l'élection » présidentielle avait été dramatisée à outrance, comme ces dernières « législatives » le furent à leur tour. Les missi dominici des services soufflèrent dans le tuyau des oreilles naïves ou complaisantes que l'armée avait fait son choix et qu'il se portait sur Ali Benflis. Tout le monde -presse autoproclamée « démocratique » au premier chef- se répandit en articles ou analyses sur le sort funeste désormais réservé à Bouteflika. Ce dernier put alors faire le tri entre le bon grain et l'ivraie, car de nombreux cadres se démasquèrent en apportant leur soutien à Benflis. Mais ce fut Bouteflika qui fut choisi. La presse soi-disant démocratique hurla à la fraude et demanda à l'armée d'intervenir pour chasser l'usurpateur et installer Benflis. Ce faisant, elle se discréditait -si tant est qu'il lui restait quelque crédit.

Lors des dernières « élections », tout a été fait pareillement pour faire croire que le pays et le pouvoir consentaient à une assemblée dominée par les islamistes. Il y avait d'abord tout l'environnement nouveau issu des insurrections arabes avec la montée de l'islamisme dans tous les pays voisins. Il y a aussi que Bouteflika paya de sa personne -lui qui ne bouge plus de chez lui-, y alla de plusieurs discours alarmistes et, cerise sur le gâteau, annonça que la « génération de novembre » était arrivée au bout du rouleau et qu'il était temps pour elle de passer la main. Diable ! Si le Président le dit ! Il y a également le « porte-voix » autorisé de la SM -M.C. Mesbah- qui répétait à l'envi qu'il n'était pas indiqué d'organiser des élections, laissant entendre par là que la SM n'était pas d'accord avec le Président. Dans ce climat, gageons que les partis islamistes agréés se sont empressés de se distribuer les postes ministériels. Ce qu'ils reçurent dans les gencives, c'est une majorité absolue d'agents FLN/RND (les clonés) pour la future « assemblée ». Adieu veau, vache, cochon, couvée ! Ils en ont été tellement estourbis qu'ils ont mis 48 heures avant de réagir pour ne rien dire. Et que pourraient-ils dire eux qui se sont compromis avec le pouvoir dans des proportions telles que leur avenir politique a paru suffisamment forclos pour que ce même pouvoir les jette au tombereau à ordures après les avoir pressurés ?

D'aucuns seront tentés par la lecture suivante : le Président voulait sincèrement promouvoir une majorité islamiste mais l'armée et/ou la SM l'en ont empêché. Le précédent de 2004 devrait invalider cette interprétation des faits. Quelles que soient, en effet, les contradictions -réelles, cela va sans dire- entre les différents cercles de pouvoir, ces derniers savent que leurs intérêts de caste sont désormais inextricablement liés -c'est même pour cela qu'ils ont inventé la notion de « famille révolutionnaire »- et qu'ils ne sont pas stupides pour les mettre en danger. D'autre part, il ne faut pas oublier que Bouteflika est un homme aux capacités manoeuvrières redoutables : Benbella en sait quelque chose qui l'avait congédié et qui reçut en retour le 19 juin, dont Bouteflika fut l'âme. Enfin, l'adage dit : « Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es. » Lors des élections présidentielles de Côte-d'ivoire qui donnèrent Alassane Ouattara vainqueur -ce que refusa de reconnaître Laurent Gbagbo-, une très grave crise politique s'était ensuivie. Le monde entier condamna l'attitude de Gbagbo. Pas Bouteflika. Interrogé par les médias allemands sur le sujet, il avait répondu : « Gbagbo est mon ami. »

Laurent Gbagbo était connu sous le sobriquet de « boulanger » d'Abidjan, vue sa capacité à rouler tous ses adversaires dans la farine. Il est temps qu'Alger découvre son boulanger.