braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mardi 15 janvier 2013

COSA NOSTRA A L'ALGERIENNE



Ancien vice-président de la Sonatrach (Société nationale des Hydrocarbures), Hocine Malti s'adresse aux agents du DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité, le nouveau nom de la Sécurité Militaire) qui font semblant d'enquêter sur la faramineuse corruption qui règne à la Sonatrach. Cette lettre ouverte, précédée par une autre en 2010, montre de façon saisissante comment fonctionne ce système que nous avons nommé, dans ce blog, le complexe militaro-compradore.

Au sommet de ce système de type mafieux, il y a ce que H. Malti appelle la « coupole, ce groupe très restreint de ceux qui détiennent le véritable pouvoir en Algérie » -que nous avons appelé, ici, « groupement d'intérêts »-, ceux sans l'accord desquels pas un gallon de brut ne se vendrait, ceux qui touchent les rétrocommissions sur tous les marchés d'import (produits alimentaires, médicaments, machines-outils, etc.) et d'export (hydrocarbures), ainsi que sur la passation des marchés (l'exemple qui défraie la chronique étant l'attribution du projet d'autoroute est-ouest à deux sociétés, chinoise et nippone, avec des dessous de table qu'on peut imaginer comme étant de l'ordre de plusieurs milliards de dollars).

Au niveau intermédiaire, il y a toute la clientèle de la « coupole » ; la progéniture d'abord (charité bien ordonnée commence par la famille, que diable ! D'ailleurs, il n'est jamais question que de familles, ici.) Puis les laquais, les prête-noms qui occuperont les sociétés écrans en lieu et place des maîtres, et les autres intermédiaires de toute sorte occupés à la tâche centrale du blanchiment de l'argent volé. Enfin, la piétaille sycophantique, l'ensemble de ceux qui recevront des miettes en rétribution de leur activité de colportage d'informations diverses, allant des rumeurs de hammam au « rapportage » de ce que l'on pense dans d'autres cercles.

Ce que H. Malti suggère à demi mots -en feignant malicieusement de plaindre les agents du DRS qui se sont auto-saisis alors que c'était à la justice de le faire-, c'est que la SM elle-même est partie prenante du système mafieux -comment pourrait-il en être autrement, d'ailleurs ?- ainsi que l'affaire Khalifa l'a montré de manière éclatante. Un jeune pharmacien de 35 ans qui se paie une banque capable de drainer tout l'argent des institutions étatiques (avec la complicité, entre autres, du syndicat mafieux qu'est devenue l'UGTA), une compagnie d'aviation avec flotte et une station de télévision, qui rémunère grassement des vedettes de cinéma (Catherine Deneuve, Gérard Depardieu...) pour une présence de quelques minutes à l'occasion de la cérémonie de lancement de la chaîne de télévision, cela n'est crédible que si l'on sait que le jeune homme est le fils de l'un des fondateurs du service d'espionnage qui donnera la SM, Laroussi Khélifa. Comme on dit à la SM : il avait les bons gènes. (Si l'affaire a tourné court, c'est qu'il n'y a pas eu unanimité au sein du groupement d'intérêts : le montage « Khalifa » a dû certainement trop avantager un clan au détriment de l'autre.)

Place donc à Hocine Malti pour ce cours de travaux pratiques sur Cosa Nostra à l'algérienne, une anatomie implacable du système mafieux mis en place par les héritiers de ceux dont 'Abane Ramdane, Ferhat 'Abbas et Lotfi Dghine Boudghène pressentaient qu'ils feraient le malheur du pays. 
       
Lettre ouverte à MM. les enquêteurs du DRS

Messieurs,

Je vous avais adressé au mois de janvier 2010, alors même que vous meniez une enquête sur des affaires de corruption au sein de la Sonatrach,  une lettre dans laquelle je vous avais fait part de certaines remarques quant à la conduite de votre enquête et je vous avais indiqué quelques pistes à explorer qui vous mèneraient à de plus grosses découvertes.

Je vous avais indiqué que les affaires auxquelles vous vous intéressiez étaient d’un niveau modeste et que les pots-de-vin versés l’étaient aussi par conséquent. Avouez que, comparés aux 56 milliards de dollars US du chiffre d’affaires à l’exportation de la Sonatrach en 2010 et aux 14,5 milliards de dollars d’investissements pour la même année - sachant que la quasi-totalité de ces mouvements financiers font l’objet de commissions - les quelques centaines de milliers de dollars des dossiers véreux que vous avez découverts ne représentent qu’une goutte d’eau dans un océan.

Je vous avais également fait remarquer que les personnes inculpées, bien qu’occupant les plus hauts postes de la hiérarchie de la compagnie nationale,  n’étaient que des seconds couteaux et que les commanditaires de la corruption se trouvaient dans les plus hautes sphères du pouvoir. Je rappelle encore une fois que ces individus, qui  sont certes les acolytes de ces commanditaires, ne constituent que des maillons de leurs  réseaux, des passages obligés qu’ils utilisent pour opérer leurs razzias et auxquels ils accordent quelques miettes. Je vous avais aussi recommandé d’étendre vos investigations à d’autres progénitures que celles auxquelles vous vous étiez intéressés.

Mais, apparemment, le régime algérien accorde une sorte « d’immunité » non seulement à un ministre, même quand il n’est plus en poste, mais aussi à sa descendance. Je vous avais enfin signalé quelques pistes que vous auriez pu explorer qui vous auraient amené à découvrir d’autres malversations autrement plus importantes et à débusquer du plus gros gibier que celui que vous aviez trouvé.

Mais hélas, votre maison le DRS qui fait si peur au commun des mortels en Algérie, s’avère impuissante, soumise et sans moyens face aux agissements mafieux de la catégorie des « Intouchables ». Qui est « Intouchable » en Algérie ? Toute personne faisant partie d’un des  clans dominants du pouvoir, notamment celui du président de la République ou celui des généraux qui l’ont placé au sommet de l’Etat. En vertu de quoi, un ministre, un général, un général-major, certains « conseillers », ou certains hommes d’affaires qui naviguent dans ces eaux troubles – la liste n’est pas exhaustive -  qu’ils soient en poste ou en retrait, ne sont jamais poursuivis pour corruption, jamais inculpés, ne sont même pas cités à titre de témoins dans des affaires qui les concernent directement ?

De très fortes présomptions, voire preuves de culpabilité de ministres, de généraux, du secrétaire général de l’UGTA, existent dans les dossiers Khalifa, gazoduc sous-marin Algérie – Italie, BRC, Sonatrach, autoroute Est-Ouest, sans qu’aucune de ces personnalités ne soit jamais inquiétée. Messieurs les enquêteurs, ni vous, ni moi, ni aucune personne sensée  ne pourraient croire que ces personnes sont exemptes de tout délit de corruption, pour la simple raison qu’elles occupent de très hautes fonctions dans la hiérarchie politique ou militaire du pays.

C’est évidemment leur appartenance à un clan du pouvoir qui les a rendues intouchables, c’est-à-dire selon la définition du Grand Robert de la langue française, des personnes qui ne peuvent être l’objet d’aucun blâme, d’aucune critique, d’aucune sanction. Dans l’ancien système social hiérarchique de l’Inde, étaient qualifiées d’ « Intouchables » des personnes hors caste, considérées comme impures. C’est une combinaison de ces deux définitions qui s’applique à notre version nationale de la Cosa Nostra, dans laquelle un « Intouchable » est non seulement impur par ses mœurs, mais ne peut visiblement faire l’objet ni de blâme, ni de sanction.

Dans le cas qui nous intéresse, à savoir le scandale de la Sonatrach, la question que l’on est en droit de se poser est celle de savoir qui a décrété que les commanditaires des cadres supérieurs inculpés étaient des « Intouchables » ? Est-ce vous, Messieurs les enquêteurs du DRS ou est-ce les juges qui ont pris le relais de vos investigations ? Sachez cependant que quelles que soient les personnes qui ont pris cette responsabilité, elles sont, de par leur complicité, tout aussi coupables que ces individus, même si elles n’ont fait qu’obéir à des ordres venus de plus haut.

Il m’est cependant agréable de constater que, contrairement à  l’Algérie où l’on s’évertue par tous les moyens  d’étouffer ce genre d’affaires, ailleurs dans le monde ce n’est heureusement pas le cas. Tout comme moi, vous aurez remarqué depuis quelques mois déjà que sous d’autres cieux, les pistes que je vous avais signalées en janvier 2010 étaient dignes d’intérêt. Je n’en tire aucune fierté, ni honneur particuliers, mais je me sens néanmoins renforcé, par ce réconfort en provenance de l’étranger, dans mes convictions que la lutte contre la corruption est permanente et que la vérité et la justice finissent toujours par l’emporter.

S’agissant de SNC Lavalin, on a appris au mois d’avril dernier que la justice canadienne avait entamé une grosse opération mains propres à l’intérieur de cette entreprise, qui a abouti à la décapitation de la direction générale. Soupçonné de blanchiment d’argent et de corruption dans des affaires conclues en Afrique du Nord, Riadh Ben Aïssa, vice-président a été limogé en février 2012 après 27 ans de services, avant d’être arrêté et emprisonné en Suisse depuis la mi-avril. En sa qualité de responsable de l’Afrique du Nord au sein de la firme montréalaise, Riadh Ben Aïssa entretenait des relations sulfureuses avec le régime Kadhafi en Libye et avec celui de Ben Ali en Tunisie. Pour ce qui est de l’Algérie, son « parrain » était une personnalité très connue et très influente, décédée depuis le scandale de la Sonatrach.

Le vice-président finances de l’entreprise, Stéphane Roy a lui aussi été arrêté, tandis que le PDG Pierre Duhaine a été poussé à la démission. A la suite de la disparition de son « sponsor » algérien, SNC Lavalin a vu certains de ses contrats annulés, avant de refaire surface et de décrocher de nouvelles affaires. Il vous appartient, Messieurs les enquêteurs, de dénicher, au sein de l’establishment algérien, qui est le nouveau soutien de la firme canadienne.

On a appris aussi récemment que le PDG de Saïpem Pietro Franco Tali avait été limogé à la suite de nouvelles révélations de corruption concernant des contrats attribués par la Sonatrach au groupe italien. Selon les conclusions auxquelles sont parvenus les enquêteurs du parquet de Milan, Saïpem aurait versé 200 millions de dollars US de commissions pour l’obtention de trois contrats d’un montant de 580 millions pour le premier, de 142 millions pour le second et de 100 millions pour le troisième, soit un total de 822 millions de dollars.

Non, Messieurs les enquêteurs, on ne verse pas un tel montant de commissions pour obtenir somme toute un montant modeste d’affaires. Si vous vous penchez sérieusement sur le dossier Saïpem, vous découvrirez que cette entreprise fer de lance du groupe ENI a réalisé en Algérie, durant les cinq dernières années seulement, un montant global d’affaires 25 à 30 fois supérieur. Les 200 millions de dollars de commissions ne représentent probablement qu’un acompte sur d’autres versements qui suivront ou alors une échéance sur un calendrier de paiements préétabli portant sur plusieurs affaires signées ou à venir.

A titre de comparaison, sachez que lors d’un procès tenu en 1991, portant sur diverses affaires de corruption, dont celle relative à la construction du gazoduc sous-marin Algérie-Italie, le président de l’ENI avait reconnu, devant le juge d’instruction en charge du dossier près ce même parquet de Milan, avoir versé au nom de son entreprise une commission de 32 millions de dollars à un citoyen libyen agissant en qualité d’intermédiaire avec une haute personnalité algérienne. 32 millions pour une haute personnalité – par ailleurs bien connue des Algériens – 200 millions pour des managers de la Sonatrach ? Encore une fois, non Messieurs les enquêteurs. Je dois vous dire que je doute fort que cette commission ait servi à arroser uniquement certains membres de la direction de la Sonatrach ; leurs « parrains » au sommet du pouvoir ne leur permettraient pas de bénéficier seuls d’une telle manne.

Aussi, je vous recommande fortement de ne pas vous focaliser sur les managers de la Sonatrach uniquement et d’approfondir vos investigations dans ces trois affaires, que vous auriez déjà étudiées d’après la presse algérienne. Vous y découvrirez certainement des pots-de-vin autrement plus substantiels que celui mis au jour et des participants à la razzia d’un autre calibre que ceux que vous avez débusqués jusqu’alors.

Messieurs les enquêteurs du DRS,
J’en arrive maintenant au cœur du système mafieux mis en place par certains hommes-clés du pouvoir algérien, à savoir le réseau de commissionnement et les dessous de table perçus dans le cadre des contrats de vente du pétrole et du gaz. Sachez que les sommes détournées dans ce secteur sont faramineuses. Si l’on prend, à titre d’exemple, le montant du chiffre d’affaires à l’exportation de 56 milliards de dollars mentionné plus haut et qu’on l’affecte d’un pourcentage de commissions aussi minime soit-il, on se rend compte que les montants détournés, volés chaque année au peuple algérien, représentent quelques milliards de dollars. De 3 à 6 au moins ! C’est comme si l’on retirait cent à deux cents dollars environ au revenu annuel de chaque Algérien ! N’est-ce pas hautement criminel, Messieurs les enquêteurs ? Je vous avais indiqué dans ma lettre de janvier 2010 que si vous deviez vous pencher sur cette question vous découvrirez que derrière chacun des clients de la Sonatrach, il y avait un membre de la coupole du régime, ce groupe très restreint de ceux qui détiennent le véritable pouvoir en Algérie. Ne peut pas acheter du pétrole algérien qui veut, même s’il dispose des moyens financiers pour ce faire. A Alger on lui dira que l’on n’a plus rien à vendre. Mais si, par contre, cette personne sait quel est l’intermédiaire auquel elle pourrait s’adresser (si elle ne le connait pas, les mafieux qui contrôlent le marché l’orienteront éventuellement), elle pourra alors acquérir des quantités plus ou moins importantes de brut en fonction de la dîme qu’elle est disposée à consentir.

Dans un de mes nombreux écrits sur la question, j’avais souligné que ces parrains ne se satisfaisaient plus d’un pourcentage sur les ventes de la Sonatrach. Ils ont exigé et obtenu de la part des groupes auxquels ils ont facilité l’accès au pétrole algérien qu’ils soient associés au négoce lui-même. Dorénavant, ils détiennent des parts dans des sociétés-écrans chargées de la revente du pétrole algérien. Ce ne sont donc plus des commissions au coup par coup qu’ils obtiennent, mais des revenus permanents très conséquents dont ils disposent. Voilà donc la véritable mafia, la vermine dont il faudrait débarrasser l’Algérie !

Je clôturerai enfin mon propos, Messieurs les enquêteurs, en vous rappelant ces quelques faits importants. Seul un système judiciaire fort et réellement indépendant du pouvoir politique est en droit d’ordonner des investigations du type de celle dont il est question ici. C’est cela le fondement  de la démocratie. Le fait que ce soit vous, un service de sécurité, qui vous soyez auto saisi de l’affaire démontre à l’évidence le caractère non démocratique de l’organisation institutionnelle du pays.

De même, seul un système judiciaire fort et réellement indépendant du pouvoir politique est en mesure de pousser aussi loin que nécessaire la recherche de la vérité, ce que vous n’avez visiblement pas été en mesure de faire. Les résultats décevants auxquels vous êtes parvenus, probablement parce que l’on vous avait fixé par avance des limites à ne pas franchir, montrent bien que le but qui vous avait été assigné n’était pas de mener une opération mains propres. Quant à ses retombées politiques, elles confirment bien ce que j’avais déjà souligné dans ma lettre de janvier 2010 : l’objectif de votre mission était tout simplement un règlement de comptes entre clans rivaux du pouvoir.

Ce qui m’amène à pousser ce cri d’alarme : Où est le Balthazar Garson algérien, ce juge courageux en mesure de remettre de l’ordre dans ce bazar ? Jusqu’à quand l’Algérie restera-t-elle prisonnière de ces combats de coqs et de ces relations incestueuses entre hommes assoiffés de pouvoir et leurs affairistes? La réponse à ces questions dépasse bien entendu vos attributions d’enquêteurs, car elle ne tient évidemment pas de la seule conduite d’enquêtes policières plus ou moins encadrées. Sortir de la corruption systémique et de l’impunité passe par la restitution au peuple de ses richesses naturelles – ce à quoi vous pouvez contribuer par le résultat de votre travail - et par l’instauration d’un système de gouvernance réellement démocratique.

Hocine MALTI


Lire l'article original : http://www.dna-algerie.com/politique/entre-3-et-6-milliards-detournes-par-an-a-sonatrach-les-pistes-de-hocine-malti-au-drs-2

lundi 14 janvier 2013

POLITIQUE ET RELIGION

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Leonard de Vinci La cène
Avant-propos.
 
Le document ci-après a été rédigé en mars 1990. Il rendait compte, de manière critique, d'un séminaire du Parti de l'Avant-Garde Socialiste (PAGS) auquel j'avais participé en tant que militant de cette formation politique. Le document a été adressé à la direction du parti. J'ignore quel usage a été fait de ce texte, s'il a circulé parmi les militants, s'il a suscité des réactions, des débats, des controverses, ou s'il a été livré à la critique rongeuse des souris (comme disait Marx à propos de son texte L'idéologie allemande). Après la disparition du PAGS, mon document m'a été restitué, inopinément et spontanément, par un camarade proche de l'ex-direction du Parti. C'était en 1997. Depuis lors, il sommeillait dans une chemise.
 
Vingt-deux ans après l'avoir écrit, pourquoi donc rendre public ce texte ? Pour deux raisons principales : la première est d'ordre documentaire, archivistique. La seconde concerne son contenu à propos duquel il peut être intéressant de se poser la question : qu'y a-t-il de vivant et de mort en lui ?
 
À relire ce document, il n'y a rien que je changerai aujourd'hui aux positions théoriques que j'y défendais alors : soit la défense du matérialisme dialectique et historique. Le changement concerne l'instrument de réalisation que je ne crois plus résider dans la « forme parti ».
 
Mon idéal de parti marxiste était profondément libertaire. « Anarchiste par vocation, communiste par raison », disait de lui-même René Andrieu : cela m'allait comme un gant. Je faisais donc avec ce que nous avions : le PAGS, formation originale par certains aspects, classiquement kominternienne par d'autres, en tout cas courageuse.
 
Le document qu'on lira montre que ce parti se posait, à l'orée des années 90, la question de son identité. L'identité n'étant pas une essence figée mais un processus vivant, cela revient à traduire la question dans les termes suivants : vers quoi allait évoluer ce parti ? Entre social-démocratisme invertébré, enfermement dans un classicisme marxiste-léniniste ossifié et islamisation rampante, le PAGS a été incapable de définir une ligne et une dynamique de changement que les militants de base -le plus concernés, car en prise directe sur les luttes sociales- appelaient de leurs vœux.
 
Les tensions induites par la nécessité de plus en plus urgente du choix, la paralysie d'une direction divisée et infiltrée par la police politique, ainsi que les attentes pressantes de la base firent, en définitive, éclater le parti.
 
Deux moignons se disputèrent la légitimité du PAGS historique : TAHADI qui a largué le marxisme et la lutte des classes, et le PADS qui s'est recroquevillé sur le communisme kominternien des années vingt. La majorité des militants du PAGS restèrent en dehors de ce qui était devenu un processus de groupuscularisation sectaire qui ne les concernait plus.
 
Trois d'entre les participants et organisateurs de ce séminaire – Salah Chouaki, Rabah Guenzet et Aziz Belgacem-, devenus membres de TAHADI, ont été assassinés dans les trois années qui suivirent. Ce qui jette, a posteriori, une lumière crue sur les enjeux de ce type de débats.


À propos des journées d'étude sur "POLITIQUE ET RELIGION"
Alger, 1er et 2 mars 1990
 
 
 
A) QUELQUES OBSERVATIONS LIMINAIRES
                            
- A participé à cette rencontre une trentaine de séminaristes dont l'écrasante majorité -sinon la totalité- étaient des intellectuels à dominante universitaire.
 - L'objet des travaux de même que la forme de ces travaux n'étaient pas tout à fait clairs et précis aux yeux des participants. S'agissait-il de la "question religieuse", de "politique et religion" ou encore de "le parti et la religion", etc. ? Il ne s'agit pas là de remarques de pure forme car le flou de ces questions a, sans aucun doute, influé sur le débat et surtout sur sa portée pratique (politique, militante) et ses prolongements concrets.
Hachemi Chérif, présidant les débats, avait défini dans une courte allocution l'objet de ces journées en l'articulant autour de deux questions centrales :
1) Comment concevoir l'identité du parti aujourd'hui ?
2) Comment mettre le parti en position de mener la lutte des idées sachant que toutes ces luttes passent par la question religieuse et celle du patrimoine ?
Ce faisant, Hachemi Chérif introduisait dans la problématique générale deux éléments nouveaux, l'identité du parti et la question du patrimoine, deux questions-clés mais qui, posées ainsi dans ce contexte, paraissaient n'avoir de pertinence et de cohérence que par rapport à la religion.  
Abdelkrim El-Aïdi, présentant l'ordre du jour de la rencontre, l'articula autour de deux questions :
- Premier jour : Rapports du politique au religieux.
- Second jour : L'intégrisme.
Autour de ces deux questions, onze communications devaient être présentées, ainsi ventilées : 
1er jour :
1) Le califat musulman, par Zouaoui
2) L'État islamique, réalité et mythe, par Mohamed Ghalem .
3) Le politique et le religieux chez Ibn-Badis, par Abdelkrim El-Aïdi et Abdou M.
4) L' État de droit et la laïcité, par Nordine Saadi . 
2ème jour :
1) L'intégrisme en Algérie, par Daho.
2) Intégrisme et question nationale, par Charafedine
3) Le religieux dans l'enseignement, par Salah Chouaki.
4) Les banques islamiques, par Chafik.
5) Critique des conceptions idéalistes de la personnalité nationale, par Rabah Guenzet.
6) Nécessité de renouveler notre vision de la religion, par Boumédiène Bouzid.
7) Le politique et le religieux, essai de synthèse.
 
Ni l'intitulé de l'ordre du jour, ni le nombre et la diversité des communications ne peuvent être, a priori, opposés à l'objet des débats tel que défini par Hachemi C., bien qu'ils en paraissent éloignés ; cela, à condition que le débat ne perde pas de vue son objet, qu'il ne s'attache pas à la lettre des communications, à leur détail. Cela, à mon avis, n'a pas été toujours le cas ; la logique académique a souvent prévalu, les camarades échangeant des critiques courtoises sur les exposés, mais loin des préoccupations centrales de cette rencontre.
 
Or ces préoccupations centrales ont été méthodologiquement bien cernées par l'essai de synthèse. Et l'on se prend à regretter que cet essai n'ait pas été élaboré plus tôt, envoyé aux participants bien avant la rencontre pour les aider à mieux discerner et définir les préoccupations politiques du parti à travers cette rencontre.
 
Il n'est pas sans intérêt de noter que deux communications seulement ont été présentées en français (N.B. Est-ce un hasard que ces deux exposés portaient justement sur la laïcité et sur l'enseignement ?) et que les travaux en totalité se déroulaient en langue arabe.
 
 
B) QUELQUES ÉLÉMENTS D'APPRÉCIATION
 
 
1) Il n'est pas inutile de relever, de prime abord, que la composante du regroupement était très typée ; y coexistaient, en effet, trois « générations » du parti, en gros :
 
- la génération de l'indépendance et des années soixante, formée pour l'essentiel dans les luttes démocratiques de l'Union nationale des étudiants algériens, et nourrie au marxisme de tradition française dans ses différentes moutures. Le vecteur essentiel de ce marxisme est l'université d'Alger (encore qu'il faille noter ici le décalage temporel entre le marxisme universitaire français et celui d'Alger, qui faisait que ce dernier était toujours en retard d'une "remise en cause"). Génération de culture occidentale et laïque et dont le rapport à la religion était d'une extériorité absolue. (Qui observait le ramadhan à l'université dans les années 60 ? )
 
- La génération des années 70, produit d'une université réformée (RES), moins attentive à l'outre-méditerranée et plus ouverte sur la société algérienne en profonde mutation, université marquée par le populisme révolutionnaire triomphant et se mettant carrément au service des "tâches d'édification nationale" et du socialisme, mais abdiquant par là-même sa mission scientifique-critique. Le marxisme de cette université (=génération) sera une vulgate dogmatique et passe-partout qui masquera une culture universitaire gravement lacunaire et qui s'exprimera dans une pratique de masse populiste et "normalisée" par le FLN (UNJA, UGTA, UNFA...).
  
- La génération des années 80, années du reflux des forces démocratiques et progressistes dans le pays, années de l'arabisation de l'université et de la montée de l'islamisme. Bref, époque où l'université bascule vers la contre-révolution et l'obscurantisme au plan politique. Au plan théorique, c'est maintenant une université tournée (pour partie au moins, les sciences humaines) vers le Moyen-Orient, tributaire de sa production théorique et de ses modes intellectuelles. Or, de tendances intellectuelles dans le monde arabe, on en repère en gros deux, essentielles : l'islamisme (dans toutes ses composantes) et le marxisme ; les idéologies de la libération (nassérisme, baathisme...) refluant et n'existant plus que sous forme résiduelle. Si l'islamisme se présente sous de multiples facettes, le marxisme arabe présente, lui, cette caractéristique qu'il semble subjugué par la question dite du "patrimoine" (dans laquelle le religieux occupe une place exorbitante), question qui en cache -et révèle- une autre, celle dite de "l'identité" (la "quête identitaire"). Rien d'étonnant donc à ce que le marxisme de la "génération 80" -appelons-la ainsi seulement par commodité, cela va de soi- soit fondamentalement (c'est-à-dire dans son essence même) un discours religieux, un discours pré-marxiste, un discours qui ne s'est pas dépêtré des catégories religieuses et métaphysiques.
 
2) L'impact de la culture universitaire est d'autant plus fort sur la formation des participants, que la vie politique et culturelle de la société (ainsi que dans le parti lui-même) est d'une médiocrité et d'un conformisme rares.


3) Cela dit, comment synthétiser les travaux de cette rencontre ? Suivons -pour la commodité- l'ordre du jour dans sa chronologie et dans ses énoncés.
 
 
Premier thème : Politique et Religion
 
 
Ce sont, globalement, trois points de vue qui se sont exprimés :
 
1) Selon certains intervenants, la religion "n'est pas dans le champ du marxisme" mais relève de l'anthropologie :
- "Comme la prohibition de l'inceste, elle est constitutive de toute société humaine" (Omar Lardjen.)
- "La religion n'a été critiquée par Marx que sous le simple angle de la connaissance" (Lardjen)
- "Cela n'autorise pas une critique radicale de la religion du point de vue marxiste" (Lardjen)
- "L'erreur de Marx, d'Engels et de Lénine a été de croire que les idéologies disparaîtront et que les rapports des hommes entre eux seront transparents. Or les idéologies ne disparaîtront pas". (Lardjen)
Dès lors, comment concevoir le rapport Politique/Religion ?
- "Il faut poser la nécessité de la séparation du parti et de la philosophie" (Lardjen)
- "Le parti doit refuser de s'enfermer dans une philosophie. Récuser toute idée d'unité de pensée philosophique dans le parti. Le spectre, c'est l'intégrisme. Trois fois attention à l'expérience du Toudeh ! " (N. Saadi .)
 
Autrement dit, le principe qui est, ici, posé est celui de la laïcité : le rapport politique/religion est disqualifié -jugé non pertinent- et les deux termes sont renvoyés chacun à un domaine différent ; la religion est ainsi évacuée du champ politique et le politique expurgé du religieux et, même, de toute philosophie (comprise ainsi et tant que conception du monde, sans doute?).
On se bornera, ici, à faire remarquer qu'une équation (égalité) est posée subrepticement et investie sous la catégorie de laïcité et légitimée par elle : philosophie de parti = religion. (Lardjen le dit clairement : "Les laïcisants doivent être cohérents et poser la nécessité de la séparation du parti et de la philosophie").
À la question de savoir ce que devient un parti amputé de sa philosophie, ce qu'il en advient au plan de son identité, ces intervenants ne répondent pas.
Ce point de vue a été défendu essentiellement par Omar Lardjen, Nordine Saadi et Hassan Remaoun.
 
2) Le deuxième point de vue aborde le problème des rapports politique/religion sous l'angle contraire : le politique et le religieux ne sont pas référés à deux ordres de réalité différents ; la religion est conçue comme "principe spirituel" à différencier des "pratiques religieuses qui, seules, sont critiquables" (Ameur Makhlouf ).
- "L'islam est un ; ce qui change, ce sont les idéologies." (Chafik)
- "Il faut faire la différence entre la religion et la pensée religieuse." (Bouzid)
- "Séparer la religion d'avec la pensée religieuse qui est une idéologie." (Chafik)
 
Dès lors, la laïcité n'a aucun sens ; bien au contraire, on assiste à "un retour du religieux dans le monde qui appelle un renouvellement des catégories philosophiques sur la religion, à un rapprochement entre le marxisme et la religion, exemple des théologies de la libération. Le rapport du marxisme à la religion ne doit pas être tactique" (Bouzid).
Donc le politique et le religieux ne s'excluent nullement, à condition cependant que le religieux ne soit pas instrumentalisé par le politique.
- "La bataille de Siffin [entre Mou'awiya et Ali] a été le début de la politisation de l'islam." (Bouzid)
- "Il ne faut pas politiser le patrimoine ; laissons-le à sa place, avec sa signification propre." (Bouzid)
-"La laïcité fait partie de notre patrimoine : cf Salama Moussa, Chibli Choumaïl, El Kawakibi..." (Bouzid)
(Notons que la "politisation" est connotée très péjorativement ; c'est une salissure, une défiguration de la religion conçue comme principe spirituel pur.)
 
Cette position paraît paradoxale et même contradictoire : comment soutenir l'idée de l'unité du politique et du religieux tout en excluant absolument la politisation du religieux ? Cela n'est possible, à l'évidence, que si l'on considère que la religion n'a rien à voir avec les idéologies, que l'idéologie ne ressortit pas à la religion mais au politique. Ce qui est nié ici c'est donc la nature idéologique de la religion ; ce qui est affirmé, c'est la nature idéologique du politique -et donc du marxisme-. Ce qui est donc posé subrepticement là aussi, derrière ces "thèses" c'est simplement que la vérité vraie de la politique se trouve dans la religion.
 
Et là où ce point de vue rejoint le premier, c'est bien entendu dans la négation de la philosophie de parti. Dans le premier cas, on nie le principe même d'une philosophie de parti pour pouvoir séparer le politique et le religieux (mais c'est au prix d'une assimilation abusive de toute philosophie à la religion). Dans le second cas, c'est la religion, posée comme vérité absolue, qui prend la place de la philosophie de parti et qui légitime -ou invalide- la politique.

Cette dernière position a été défendue par Boumédiène Bouzid, Chafik et Ameur Makhlouf.

 
3) Le troisième point de vue -qui n'est pas apparu de manière élaborée et systématisée, sinon dans l'essai de synthèse- se situe en défense des positions "classiques" du marxisme vis-à-vis de la religion et se repère essentiellement dans le débat général, à travers quelques interventions de différents camarades. Mais il serait abusif de vouloir ramener ces interventions à une cohérence unique ; en vérité, il s'agissait le plus souvent de ripostes défensives aux positions évoquées plus haut. Pour l'essentiel, ces interventions peuvent être résumées ainsi :
 
- Zouaoui, dans une communication très rigoureuse, fait une critique serrée du discours religieux, défini comme a-historique, a-logique, rétrograde (anti-moderniste), irrationnel (visant plus l'imagination que la raison), anti-scientifique.
 
- Larbi Khalfoun développera trois idées : 1- Si la religion constitue une grande partie du patrimoine, elle n'est pas tout le patrimoine. 2- S'il est juste de sortir des modèles sclérosés, faudrait-il pour autant jeter par-dessus bord ce qui fait notre identité ? 3- Y a-t-il une lutte de classes ou non ? Si oui, alors il y a lutte idéologique.
 
- J'ai développé, personnellement, une série de points dans deux interventions :

a) Rappel des positions de Marx, Engels, Lénine sur la question : "La critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique" (Marx) ; nature dialectique (contradictoire) du phénomène religieux : aspiration à un monde meilleur mais réalisation fantasmatique de cette aspiration [dans un monde irréel] ; toute religion a un aspect progressiste en même temps qu'un aspect conservateur (Engels) ; "Pour l'individu, la religion est une affaire privée ; pour le parti, elle n'est pas une affaire privée." (Lénine)
 b) Le stalinisme était-il une philosophie de parti ou d'État ?
 c) L'intelligence ( = la compréhension) du présent est la condition de l'intelligence du passé (Marx). (Cela dit à propos du patrimoine.)
 
 
L'essai de synthèse présenté mettait l'accent sur trois points :
* Traiter du rapport politique/religion est une manière de s'attaquer à nos conceptions et actions : nous avons trop négligé la religion alors qu'elle est une réalité objective.
* Importance de l'analyse du phénomène religieux et de son impact sur les masses : le danger est qu'il puisse apparaître comme un phénomène central et masquer un changement d'orientation.
* Nous ne voulons pas transformer la religion mais la société : il faut s'investir dans le travail politique, toujours dévoiler les véritables enjeux.
 
Il faut, au terme de cette appréciation générale, rappeler que les travaux de cette rencontre ont été infiniment plus riches, plus variés, plus vivants. Mais ce n'est pas trahir cette richesse que d'en ramener l'économie générale à ces trois positions.
 
 
           Second thème : l'intégrisme
 
 
La remarque générale qui s'impose à propos des communications et débats autour du problème de l'intégrisme, est qu'il est difficile -sinon impossible- de parler ici d'une cohérence globale, d'une logique ordonnatrice, d'une rationalité structurante. L'intitulé des communications montre bien la diversité des approches et des préoccupations, mais il peut masquer un manque, pourtant flagrant : l'absence de définition précise de cette notion -l'intégrisme- et de son analyse dans la réalité nationale.
 
Les approches tentées par Daho et Bouzid restent descriptives et orientalocentristes : l'intégrisme est un produit du Moyen-Orient qui nous est parvenu par des vecteurs tels que l'association des Oulamas, l'association El Qiyyam, les coopérants moyen-orientaux, etc., les références théoriques étant, pour l'essentiel, Ibn-Taymiyya, El Mawdoudi, Hassan El Banna, Sayyid Qotb.
 
Le modèle-type -sinon unique- de réalisation de l'intégrisme reste le modèle égyptien, précisément celui des Frères Musulmans, avec ses avatars (Et-Tekfir Wa l'Hijra, etc.). Peu ou pas de références au modèle chi'ite ou ibadite.
 
L'intégrisme est perçu par nombre d'intervenants (Bouzid, Daho, Chafik) comme traduction ou résultat de l'échec du mouvement de libération nationale.
 
Des directions de recherche théorique sont avancées : l'intégrisme ne traduit-il pas l'émergence de rapports marchands consécutifs au boom pétrolier, qui prendraient le pas sur les rapports productifs ? (Remaoun) Peut-être que c'est la bourgeoisie, le capital qui s'expriment ainsi ? (Lardjen) L'essai de synthèse rappelle que pour El Mawdoudi, la seule façon d'arriver au pouvoir était, pour le mouvement islamiste, de s'allier avec le capital.
 
        QUELQUES OBSERVATIONS PERSONNELLES


 
Il s'agit de quelques réflexions que m'inspire cette rencontre et que je soumets à l'appréciation des camarades. Je les livre en vrac.
 
* SUR LE POLITIQUE ET LE RELIGIEUX
 
Il est facile de voir que les points de vue 1 et 2 se rejoignent sur des questions essentielles pour nous, pour notre parti, pour notre combat :

Négation de la nature idéologique de la religion (= religion en tant que conscience à l'envers du monde, en tant que "reflet fantastique, dans le cerveau des hommes, des puissances extérieures qui dominent leur existence" selon le mot d'Engels, religion en tant que travestissement de la réalité et de la théorie) Cette négation se fait, chez les tenants de la première tendance, par la relégation de la religion dans une sphère extérieure au marxisme, l'anthropologie. L'homme serait naturellement religieux (comme il prohiberait naturellement l'inceste.)

Robinsonnades : D'abord, on ne voit pas au nom de quoi on décrète que tel domaine est extérieur au marxisme, sauf à le décréter domaine surnaturel (mais il serait alors inconnaissable par définition). Ce faisant, on retombe dans les vieilles robinsonnades et les mythes sur la nature humaine. (Marx se gaussait du mythe de "l'homo oeconomicus". Que dirait-il de l'"homo religiosus" ?) Il n'y a pas de nature humaine donnée a priori ; il n'y a pas d'essence humaine ; cette essence, c'est "l'ensemble des rapports sociaux" (Marx, 6° thèse sur Feuerbach). La religion en tant que pratique humaine est une pratique sociale ; le nier c'est retomber tout simplement dans la métaphysique.
  1.  
Métaphysique : Chez les tenants de la 2ème tendance, le discours que tient la religion sur elle-même (en tant que vérité du monde, en tant que révélation) est pris pour argent comptant. Nous sommes ici franchement en pleine métaphysique, dans un discours pré-critique, pré-marxiste.
 
Illégitimité de la critique de la religion : Selon certains tenants de la 1ère tendance, "Marx n'a critiqué la religion que du simple point de vue de la connaissance ; cela n'autorise donc pas une critique radicale de la religion du point de vue marxiste". Étrange opinion en vérité ! D'abord parce qu'elle sépare radicalement la théorie (connaissance) de la pratique -ce qui est de l'idéalisme-, ensuite parce qu'elle semble minimiser la critique marxiste au motif que cette dernière ne porterait que sur la connaissance. Est-ce à dire que la pratique religieuse échappe par essence à toute critique ? Élargissons le propos. Il est de bon ton aujourd'hui de dire que Marx n'avait pas sur la religion un point de vue... marxiste. Marx aurait critiqué la religion sur des bases petites-bourgeoises radicales, celles de l'Aufklärung et des Lumières. Son point de vue sur la religion serait plus bourgeois ; la preuve en serait qu'après 1843 -année où il rédige "La Question juive"-, il ne s'occupera plus de religion. Une autre preuve ? Il refusera l'athéisme dans le mouvement ouvrier, particulièrement dans l'Internationale.
 
Condition de toute critique : Que Marx ne s'occupe plus, à titre principal, de religion est un fait1. C'est lui-même qui le dit : « Pour l'Allemagne, la critique de la religion est terminée pour l'essentiel, et la critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique. » Mais cela n'empêchera pas Engels de continuer une réflexion et des recherches fructueuses sur la religion (cf "Sur le christianisme primitif", "l'Anti-Duhring", "La guerre des paysans"...) à partir de la thèse centrale et inaliénable que la religion est de l'idéologie, une conscience fausse, etc. Par ailleurs, dire que Marx ne s'occupe plus de religion ne signifie pas qu'il ne s'y intéresse pas ; dans sa correspondance, on peut facilement voir l'inverse : non seulement le christianisme primitif l'intéresse, mais même les autres religions. Et même l'islam.
Que Marx ait combattu l'athéisme dans le mouvement ouvrier est un fait bien connu ; en cela, Marx refusait justement que le mouvement ouvrier se développe sur des bases confessionnelles car l'athéisme pour lui est une forme de religion, "le stade suprême du théisme", disait-il.
 
Critique dialectique : En réalité, la critique marxiste (celle de Marx, Engels et Lénine) de la religion est profondément dialectique (tenant toujours compte de sa nature contradictoire et idéologique parce qu'exprimant une réalité tout en la déformant, exprimant, par exemple, la révolte des classes exploitées et leur aspiration à un monde meilleur mais projetant la réalisation de cette aspiration dans un autre monde). De même qu'elle (cette critique) est radicale, c'est-à-dire que la religion n'est plus un principe d'explication universel mais un phénomène subalterne, second, parlant pour autre chose qu'il est chargé de cacher, cet "autre chose" étant la lutte des classes. Critique radicale parce qu'elle permet donc de mettre à jour le présupposé réel de la religion. La méconnaissance de cette critique marxiste, la méconnaissance ou l'incompréhension de sa nature dialectique -le mode de penser dialectique n'est jamais naturel, spontané, premier, au contraire-, le "retour du religieux" dans le monde d'aujourd'hui, sans oublier l'effondrement des systèmes sociaux mis en place dans l'Europe de l'est, sont autant d'éléments qui concourent à l'adoption d'une attitude opportuniste face au phénomène religieux, quand ce n'est pas à l'abandon de positions fondatrices du marxisme. Cela est particulièrement évident à propos de la φ (philosophie) de parti.
 
 Abandon du matérialisme. Les deux tendances ci-dessus analysées s'accordent toutes deux à nier la φ de parti, la 1ère au nom de la laïcité, la seconde au nom de la vérité de la religion. Mais qu'est-ce que cette φ de parti qui n'est jamais nommée par les participants ? La φ du parti marxiste, c'est le matérialisme, dialectique et historique. Un tenant de la 1ère tendance a dit : «Le parti doit occuper un espace politique, non un espace religieux ou philosophique. » Certes. On peut même aller plus loin dans la précision et dire : « nous sommes, nous voulons être, un parti révolutionnaire, c'est-à-dire que nous voulons transformer la société. » Mais dans quel sens voulons-nous cette transformation ? Que voulons-nous au juste transformer ? Par quels moyens ? De quelle manière ? Quel est notre objectif final ? Avons-nous un projet de société ? Comment résoudre toutes ces questions si nous n'avons pas une conception d'ensemble, un mode de représentation théorique global de la nature et de la société, ainsi que de leur mouvement, une théorie d'ensemble qui puisse fonder scientifiquement notre pratique révolutionnaire ? Cette théorie - φ ou science, cela est l'objet d'un autre débat- nous l'avons, c'est le matérialisme dialectique et historique qui, très simplement dit, nous permet de garder le cap sur deux idées centrales : 1) la vie des idées doit être référée à la vie sociale ; 2) l'histoire de l'humanité est l'histoire des modes de production de la vie sociale. Dénoncer la φ de parti (en réalité, abandonner honteusement et subrepticement le matérialisme dialectique et historique), c'est dénoncer le caractère révolutionnaire du parti et c'est, du même coup ouvrir la voie au réformisme dans la pratique et à l'idéalisme métaphysique dans la théorie.
 
Soyons francs : c'est ici, à ce niveau, que se noue la problématique de l'identité du parti. La détermination de la nature révolutionnaire marxiste du parti ne ressortit pas à sa composante sociale seule -les partis ouvriers peuvent fort bien être réformistes et même bourgeois-, ni à son mode de fonctionnement -le centralisme démocratique ne prouve rien à lui seul : cf le Fln et même l'Ugta !- mais elle ressortit essentiellement à sa φ (dans le sens précisé supra). Aujourd'hui, et pour être clairs, l'abandon du matérialisme dialectique et historique, c'est la voie ouverte à une social-démocratisation et/ou une islamisation rampante du parti. Sous les coups conjugués de l'effondrement des systèmes sociaux est-européens, du prétendu retour du religieux -et surtout et fondamentalement- de la nouvelle étape franchie dans le processus de mondialisation du Capital, il peut être tentant de larguer ce qui fait notre identité, de pencher vers ce social-démocratisme mou (dont les nuances vont de Michel Rocard à Achille Occheto du PC italien, avec sa thèse du "réformisme fort") et/ou vers cette Sahwa islamique dont on oublie que sa gauche est d'un anticommunisme absolu, parce que logique avec elle-même (cf les thèses de Hassan Hanafi et de la Gauche musulmane égyptienne.) [On peut rappeler, à ce propos, cette authentique et excellente anecdote : à un camarade qui tentait de lui démontrer qu'islam et marxisme ne se contredisaient pas, qu'islamistes et communistes travaillaient dans la même voie, ce jeune islamiste répond : "Eh bien alors ! Il n'y a qu'à appliquer l'islam !"] Les positions conciliatrices et/ou capitulardes sur le plan de la lutte des idées ne peuvent mener nulle part ailleurs qu'à l'abandon du projet révolutionnaire de transformation de la société et de libération de l'homme.
 
Matérialisme et athéisme : Cela dit, il faut rappeler encore une fois que matérialisme et athéisme ne sont pas deux choses identiques ; on peut fort bien être athée sans être matérialiste au sens marxiste. Le marxisme disqualifie l'athéisme (cf comment Marx et Engels critiquent l'athéisme de Feuerbach : "Il ne veut nullement supprimer la religion, il veut la perfectionner" – Engels, in Ludwig Feuerbach et la fin de la φ classique allemande). C'est peut-être en ce sens qu'il faut comprendre la tendance 2, décrite supra, comme désir de conserver la religion, d'y voir une vérité universelle, comme "un rêve de réconciliation universelle" (Engels, idem). 
 En un mot, le matérialisme marxiste ne peut en aucune façon être ramené à un athéisme ou a un anticléricalisme -ces deux notions n'étant pas elles-mêmes identiques. Ces deux attitudes sont continuellement critiquées et fustigées par Marx (in "La sainte famille", par ex.), par Engels (cf la critique de Duhring, "qui prétend abolir la religion"), par Lénine (cf, in T.15 de ses œuvres : "Proclamer la guerre à la religion n'est qu'une phrase anarchiste.")... En effet, si l'on a admis que "la religion est le reflet déformé, fantastique de la réalité dans le cerveau des hommes", on aura compris du même coup qu'il est aussi vain que ridicule de vouloir lutter contre des simulacres, des fantômes. Au contraire, il faut inlassablement travailler à substituer la réalité à ses simulacres, apprendre à découvrir la réalité derrière ses représentations fantastiques, à lire lutte des classes derrière les phénomènes religieux. Au lieu de décréter l'approche marxiste obsolète et ringarde, simpliste et répétitive comme l'ont fait certains ici, il vaudrait mieux (re)lire "La guerre des paysans » d'Engels et se poser humblement la question : qu'avons-nous fait pour lire en marxistes la révolte du mahdi Ibn-Toumert, le passage des tribus berbères Koutama au Chi'isme fatimide, la constitution de l'État Ibadite, etc.
 Il convient aussi -et surtout- de se poser la question suivante : ceux qui nous invitent à nous "renouveler" nous proposent-ils un instrument quelconque en lieu et place du matérialisme marxiste ? 
 
Matérialisme marxiste et sciences : des intervenants ont avancé l'idée qu'une φ de parti est en définitive une idéologie. Ils en voulaient pour preuve l'exemple du stalinisme où le matérialisme marxiste s'est opposé aux sciences (cas de la biologie). Il faut rappeler ici que les déformations graves et profondes subies par le matérialisme marxiste à cette époque ressortissent pour partie au fait que la φ marxiste a été transformée en φ d'État, c-à-d en idéologie officielle. Il y a une différence essentielle entre la nature scientifique-critique du matérialisme marxiste et la fonction politico-idéologique de légitimation d'un pouvoir que l'on a voulu lui faire jouer. La raison profonde de cette déviation, il faudrait la chercher dans le fait que le parti s'est transformé en État. Or tout pouvoir sécrète sans cesse de l'idéologie, donc de l'opacité ; le marxisme soviétique était de l'idéologie, un effet de pouvoir. Que cette idéologie d'État ait pris un caractère particulier -totalitaire- trouve son explication dans l'arriération générale de la société russe d'une part, et dans la connaissance très approximative, pour ne pas dire nulle, qu'avaient de la dialectique matérialiste les militants et dirigeants bolcheviks : Lénine ne cessait de répéter qu'il fallait étudier et développer la dialectique de Hegel du point de vue matérialiste (cf notamment son célèbre article La portée du matérialisme militant, écrit en 1922, T. 33). Au lieu de cela, la richesse infinie de la dialectique matérialiste a été ramenée à 4 lois et le matérialisme historique, réduit à la succession de 5 modes de production ! Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que cette codification du matérialisme marxiste -que l'on attribue facilement et à tort au seul Staline- s'est faite en concomitance avec la collectivisation des terres et l'industrialisation forcée, la φ officielle étant chargée, en plus de la légitimation de la ligne et du pouvoir, d'unifier la pensée et de rallier les scientifiques et techniciens au pouvoir soviétique.
 
Les sciences humaines, machines de guerre contre le marxisme ? De ces faits, historiques, certains concluent à la nécessité d'assurer un libre développement des sciences et d'empêcher le marxisme de les infester. Qui contesterait la première affirmation ? Alors que toute avancée scientifique conforte la conception générale matérialiste du monde. Mais attention à la deuxième affirmation car elle peut en cacher une autre : lutter contre les effets de pouvoir idéologiques sur les sciences est juste; mais prétendre empêcher toute synthétisation des apports des sciences à un moment ou à un autre -synthétisation qu'autorise le matérialisme marxiste- c'est simplement verser dans le positivisme le plus plat et ouvrir ainsi, d'ailleurs, la voie à la récupération des sciences par l'idéologie. Il est faux de dire que le matérialisme marxiste menace les sciences, sinon sous sa forme idéologisée et déformée. Mais il faut être juste et rappeler que les sciences humaines surtout se sont toujours offertes comme de véritables machines de guerre contre le matérialisme marxiste (cf la psychanalyse, la linguistique, l'ethnologie, l'anthropologie, la prétendue science économique...). Du moins est-ce le rôle que l'on a voulu -souvent- leur faire jouer. Peine perdue, car les sciences, matérialistes par essence, ne peuvent pas invalider la méthodologie matérialiste générale du marxisme.

* SUR L'INTÉGRISME ET LE PATRIMOINE

La notion de patrimoine telle qu'elle a été appréhendée durant les travaux, me semble poser 3 types de problèmes liés.
- D'abord la question de sa propre définition : qu'entend-on par patrimoine au juste ? Pour beaucoup de participants, il semble que cette notion recouvre essentiellement une réalité religieuse ; or il est admis que la notion de patrimoine désigne un capital civilisationnel et historique multidimensionnel, même si la religion y occupe une place centrale. (Remarquons que cela n'est pas spécifique à l'islam.) Mais, encore une fois, la question pour un marxiste est de savoir/pouvoir lire derrière la religion l'essence des faits historiques.
- Ensuite, la question de l'objectif visé : que veut-on faire de ce patrimoine ? "Le laisser à sa place avec sa signification propre"2, comme dit un participant ? Y rechercher des germes de matérialisme ou de socialisme3, ce que dénonce un autre ? S'en servir comme élément référentiel pour le présent ? S'en servir comme base d'intelligence du présent ?
 - Enfin, le problème de la définition de l'approche méthodologique générale.
 
La fascination du patrimoine : Cette fascination qu'exerce le passé sur la majeure partie de l'intelligentsia arabe -fascination qui n'épargne pas les intellectuels marxistes dont beaucoup de grands noms se sont investis dans des travaux de recherche sur le patrimoine : Hussein Mroué, Tayeb Tizini, Mehdi Amel...- a de quoi étonner. On s'accorde généralement à expliquer cette fascination par la conjugaison d'une série de facteurs historiques et civilisationnels : retard scientifique, technologique et économique ; contact récent et traumatisant avec la modernité ; échec des modèles étatiques de développement mis en place par le Mouvement de Libération Nationale arabe ; contradiction entre l'arriération actuelle de ces sociétés et leur passé prestigieux, etc. Il n'empêche. Cette fascination du passé fonctionne comme un véritable mythe (cf l'exposé de M. Ghalem qui mérite d'être repris en profondeur) et il n'est pas sûr que les intellectuels marxistes -surtout ceux de la dernière génération- n'aient pas succombé peu ou prou à cette mythification du passé, tombant par là-même dans le piège de la pensée salafiste passéiste, cette pensée qui nie en pratique le développement historique, sacralise le passé et disqualifie ainsi tout effort d'intelligence du présent.
 
Le présent, clé du passé : J'ai rappelé, durant les débats, la célèbre formule de Marx (in Contribution à la critique de l'économie politique) : "L'anatomie de l'homme est la clé de l'anatomie du singe." Pour être capable de comprendre son passé, une formation sociale doit d'abord faire sa propre critique, i.e. accéder à l'intelligence de son présent. Par là, Marx posait le principe du primat épistémologique du présent sur le passé.4 Mais à condition que le présent ne s'identifie pas au passé ; car dès qu'il le fait, il crée un nouveau mythe. Marx rappelait que les révolutionnaires de 1789 avaient besoin de l'épopée romaine pour se masquer à eux-mêmes le contenu bourgeois et les limites de leur révolution. Ils avaient besoin de la grande tragédie historique pour s'illusionner sur leur propre combat. Déjà, poursuit Marx, Cromwell avait eu besoin des figures de l'Ancien Testament pour accomplir la révolution, et Luther de celle de l'apôtre Paul. Qui donc se cache derrière les figures de la mythologie islamique ? Qui se cache derrière les Sahabas (compagnons du prophète) ? Que masque la figure de Ali Ibn Abi Taleb ? Abou Dher El Ghiffari ? Etc. Marx rappelle également que la bourgeoisie triomphante avait très vite secoué le souvenir et renvoyé les mythes et les spectres [au magasin des accessoires]. Dès 1814, "le négociant à tête de lard succède à César !" L'illusion mythique est vaincue par la réalité. Dès lors, tout retour aux mythes romains sera une véritable farce (ex. de Napoléon III).
 
La superstition à l'égard du passé : Pour les révolutionnaires marxistes modernes, toute superstition à l'égard du passé est exclue car eux savent ce qu'ils veulent ; ils n'ont pas besoin des fantômes du passé pour masquer le travail de destruction/reconstruction de l'ordre social qu'ils veulent entreprendre, car ils déterminent scientifiquement le sens, le contenu et les limites de leur action historique.
De façon particulière, nous devrions, nous marxistes -et les intellectuels marxistes au premier chef- nous interroger sur la réalité suivante : pourquoi les Arabes, en général, sont-ils encore incapables de traduire leurs pratiques sociales dans une langue autre que la religion, avec son cortège d'illusions, de spectres et de mythes ? Pourquoi ont-ils besoin -un besoin vital- de ce garde-fou des origines, de la mémoire ? C'est cette problématique générale de la traductibilité (Gramsci) des langages théoriques et pratiques qu'il faudrait peut-être prendre à bras le corps. Ainsi, parlant du retard de l'Allemagne par rapport à la France -au XIX° siècle-, Gramsci, citant Carducci, dit : Emmanuel Kant décapita Dieu ; Maximilien Robespierre, le roi, pour signifier que ce qui restait à l'état théorique en Allemagne, était transformé en pratique en France. Que devrions-nous dire, nous marxistes arabes, aujourd'hui ? Que l'Occident construit l'avenir et les Arabes, Dieu ? Il est temps que nous revenions au présent.
 
Patrimoine maghrébin et patrimoine arabe : Cela dit, il faut remarquer que l'histoire des Arabes n'est pas seulement celle du Moyen-Orient ; notre patrimoine maghrébin ne peut en aucune façon -sinon par une opération magique, d'illusionnisme- être référé uniquement à une matrice arabe, islamique et moyen-orientale. On oublie vite la dimension judaïque, puis -surtout- chrétienne de notre histoire : Tertullien, Saint Augustin, Donat, les Circoncellions..., un patrimoine qui fait de l'Algérie-Tunisie actuelle la matrice de l'Église catholique ; on oublie trop vite cette Ifriqiyya El Moufarriqa (Afrique diviseuse) -comme la dénommait Omar Ibn El Khattab, le 2° calife orthodoxe-, terre de schismes et d'hérésies par excellence (les Ibadites, les Chi'ites fatimides, Ibn Toumert...) ; on oublie -ou on ne voit pas- ce que la colonisation française et ses officiers et intellectuels avaient vite vu et compris, qu'ils avaient affaire à un islam spécifique, défini comme anthropolâtrique (adoration des saints) et confrérique (organisé en confréries, les zaouïas).
Est-il concevable, dès lors, de parler d'intégrisme chez nous en continuant d'ignorer ces deux dimensions essentielles de l'islam national ? Disserter sur El Banna, El Mawdoudi, etc. et ignorer superbement Cheikh Benalioua et la très puissante confrérie des Alaouyines, la non moins puissante Tidjaniya, etc. ? Il n'est que de voir comment, dans le pays profond, l'intégrisme entre en conflit avec l'islam populaire, ou bien comment il essaie de le récupérer. C'est là une direction de recherche et un centre de préoccupations pratiques qui ont totalement fait défaut au long de cette rencontre. À mon avis, il faut très vite opérer des redressements à ce niveau.
 
Le ciel de l'Orient : Un dernier mot ici : qu'exprime l'intégrisme ? Des intervenants ont proposé des hypothèses ; résurgence des rapports marchands au détriment des rapports productifs, mode d'expression de la bourgeoisie... Je propose de prendre -quand même- en compte une courte réflexion de Marx à propos de l'Orient : L'absence de propriété foncière explique en grande partie l'histoire de l'Orient, et même le ciel de l'Orient.

* SUR LA LAÏCITÉ

Laïcité, émancipation de l'état, émancipation de l'homme : Le problème tel qu'il a été posé durant la rencontre ne me semble pas acceptable du point de vue du marxisme. Globalement, la laïcité peut se définir comme le principe de séparation de l'ordre du religieux d'avec l'ordre du politique. La présupposition pernicieuse que contient cette définition est que les deux ordres de réalité sont de nature différente : le religieux ne serait pas politique et le politique ne serait pas religieux. Cela est évidemment inacceptable car erroné (cf supra).
Posons le problème simplement : dire que le politique doit s'émanciper du religieux, c'est dire en d'autres termes que l'état doit s'autonomiser, se détacher de la société civile, réaliser ainsi sa transcendance, ou, comme dirait Hegel, réaliser l'universel. Le piège qui est tendu ici est celui qui consiste à faire croire que l'autonomisation de l'état réalise du même coup l'autonomisation du sujet (= réalise la liberté individuelle). C'est l'idée hégélienne de la coïncidence de l'universel (l'État) et du particulier (l'individu) au plan des intérêts. (Notons, en passant, que l'État en tant qu'universel, est l'État qui réalise l'Absolu : il est par conséquent impérissable.) Cette vieille lune hégélienne, en réalité bourgeoise, Marx l'avait démasquée et dénoncée dans la Critique du droit politique hégélien et dans la Question juive. Pour lui, l'émancipation de l'État ne signifie pas automatiquement que l'individu s'émancipe de la religion ; il est donc faux de croire que le principe laïque réalise la liberté du citoyen en matière spirituelle. Ce principe consacre, en vérité, l'autonomie de l'État, sa "transcendance" et sa domination sur la société civile. Historiquement, c'est la bourgeoisie qui a réalisé -et continue de réaliser- cette séparation ; c'est sa manière à elle d'édifier son État et de le légitimer : et, pour assurer sa pérennité, l'État bourgeois aujourd'hui se fait appeler l'État de DROIT. Auparavant, le pouvoir se légitimait par la religion ; aujourd'hui, le droit est la nouvelle forme du sacré légitimant le profane.
De ce point de vue, il est pour le moins étrange de retrouver des notions telles qu'État de droit, société civile, etc. dans notre littérature, notions reprises telles quelles, sans critique préalable, à la philosophie politique bourgeoise dominante. Gorbatchev prend, lui au moins, la précaution de dire État socialiste de droit. [Ce qui ne change rien quant au fond, car il reste dans le cadre d'une problématique non marxiste]. Tout ce qui tend à sacraliser -donc à pérenniser- l'État, n'entre pas, par nature, dans le projet révolutionnaire du marxisme qui tend lui au dépérissement de l'État.

Liberté de croire mais nécessité de lutter contre l'abrutissement religieux : Cela étant, que doit être notre attitude pratique vis-à-vis de cette question ? Notre attitude de principe en tant que marxistes est de gérer la contradiction de manière à contrarier, contrecarrer l'efficace idéologique de la religion dans la vie sociale, et de se prononcer nettement et clairement pour la privatisation confessionnelle, i.e. pour la liberté d'opinion et de croyance. Mais si la religion doit devenir une affaire privée pour les individus, elle ne doit pas être une affaire privée pour le parti marxiste : ce dernier ne saurait, certes, se constituer sur des bases confessionnelles, comme il ne saurait rester muet devant l'abrutissement religieux (Lénine) et devant la lutte des idées ; encore moins quand la religion est utilisée pour combattre le progrès et l'émancipation. À ce titre, nous devrions mobiliser davantage le parti et l'ensemble de l'opinion démocratique et moderniste pour une lutte acharnée autour de l'école, pour combattre la mainmise de l'obscurantisme intégriste sur le système scolaire. Ce serait une manière concrète d'avancer dans la laïcisation de la société.

QUELLES CONCLUSIONS ?

Peut-être quelques propositions à caractère pratique :

- Impulser en tant que tâche vitale -sinon la médiocrité se chargera de nous liquider- dans tout le parti, et évidemment au niveau de ses intellectuels, la recherche théorique sur le marxisme et la réflexion autour de ses pratiques. Cela suppose un retour à -ou commencer à lire- Marx et les classiques. Il est, en effet, affligeant de constater qu'il faut maintenant presque s'excuser de citer Marx et Lénine, comme de voir que des textes essentiels des classiques sont totalement ignorés.
 
- Impulser pareillement un travail de recherches et de réflexion permanent et organisé autour des questions dites du patrimoine, sans oublier que dans notre patrimoine, il y a aussi le mouvement ouvrier et socialiste, en réorientant nos préoccupations vers le capital culturel et historique national et maghrébin. - Se donner les moyens organisationnels pratiques pour mener à terme les tâches suivantes : mettre en place un centre de recherches et d'études marxistes ; encourager, à la base, la création de cercles d'études marxistes (quelque forme qu'ils puissent prendre, par ex ; les amis du marxisme (!), Marxisme vivant, Union rationaliste, etc. Le rapport de ces cercles au parti peut-être très lâche, comme il peut, par endroits, être très étroit. De même, encourager la création d'un groupe central chargé d'impulser et de synthétiser le travail de recherche et de réflexion sur le patrimoine, ainsi que des groupes décentralisés. On peut également réfléchir à une spécialisation des groupes à la base et prendre en compte les spécificités régionales ; à titre de simple illustration, on pourrait responsabiliser les camarades de Mostaganem pour l'étude de la confrérie alaouiya, ceux de Tlemcen -et des Aurès- de la pénétration des idées communistes dans les campagnes, etc.
 
- Multiplier les séminaires et rencontres à caractère national, internes au parti, sur les questions idéologiques, culturelles et scientifiques ; les élargir et, surtout, en démultiplier l'écho et l'effet par la publication de leurs actes.
 
- Créer, sans tarder, la grande revue théorique, idéologique, philosophique et culturelle du parti (revue dans le genre de La Pensée ou Et-Tali'a. Cette tâche est, à mon avis, aussi essentielle que facilement -tout étant relatif- réalisable : on a bien relancé Alger Républicain !)
 
- Élaborer une véritable stratégie d'animation du mouvement associatif sur les plans scientifique, artistique, culturel et même -ici et seulement ici- religieux. Illustration : cela irait d'une association des amis de la φ rationaliste arabo-musulmane à l'association caritative Omar Ibn El Khattab, en passant par l'association des jeunes poètes El-Maaria (en mémoire du grand poète agnostique Abou El 'Ala El-Maari), etc. Il faut commencer à réfléchir en profondeur sur les relations que doit développer le parti avec le mouvement associatif ; ce mouvement peut se développer y compris à l'intérieur du parti sous des formes souples et aménagées, sans jamais, cela est évident, se constituer en organisations séparées. (Cf à ce titre, la très riche expérience du PC italien, en particulier dans le domaine cinématographique.)
 
- Entreprendre sans tarder l'élaboration d'un plan d'intervention permanente et organisée du parti sur le problème de l'école. À terme, il faut un groupe central de réflexion et de suivi sur cette question. À terme également, une revue spécialisée -du genre L'école et la nation éditée par le PCF. Impulser, là aussi, l'action démocratique et associative large : APE, comités de défense de l'école laïque, etc.
 
- Enfin, et de manière générale, il est question de mettre tout le parti en position de mener la lutte des classes au plan idéologique.
 
 
Il s'agit donc de mener une lutte longue, multiforme, pluridimensionnelle pour conquérir petit à petit les espaces de la "société civile", pour forger et proposer aux masses notre conception de la société, conception articulée sur la liberté et la démocratie et prenant en compte le pluralisme social comme donnée normale de la vie sociale. Pour cela, le parti doit aussi produire -dans les luttes quotidiennes- son intelligentsia organique. Tâche centrale, tâche vitale.
         
(Rédigé en mars-avril 1990)                                      
 
1Il ne s'occupe plus de φ non plus ; c'est Engels qui s'en charge. Marx a entrepris son grand œuvre, le Capital, et laisse le soin à son ami de ferrailler sur le plan théorique.
2Encore faudrait-il savoir laquelle...
3Méthodologie de Hussein Mroué
4Aristote disait que "l'ordre de l'être est inverse de celui du connaître".