braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mercredi 31 octobre 2012

OCTOBRE ROUGE SANG

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 Tres de mayo, Francisco Goya

« L'anatomie de l'homme est la clé de l'anatomie du singe » disait Karl Marx pour signifier que c'est en partant des formes développées que l'on accède à l'intelligence des formes primitives.

L'Algérie actuelle vit de l'exportation du pétrole et du gaz et de l'importation d'à peu près tout ce qu'elle consomme. Entre l'Algérie d'en haut -ceux qui dirigent le pays et leurs clients-, et l'Algérie d'en bas -ceux qui vivent d'expédients-, il n'y a pas, malgré les disparités énormes des niveaux de vie, de différence structurale au point de vue économique. En effet, la nomenklatura militaro-compradore dirigeante dispose à discrétion des revenus de la rente géologique et du bakchich faramineux qu'engendre la passation des marchés internationaux. Elle arrose son deuxième cercle, sa clientèle, en lui ouvrant un accès aux devises pour l'importation de tout et de n'importe quoi. À l'autre bout de la société, l'Algérie d'en bas, règne également le modèle de l'import : deux ou trois valises d'effets vestimentaires ramenées d'un voyage en Turquie, Thaïlande, Espagne, etc. et voilà un revenu équivalent à une année de salaire d'un fonctionnaire garanti à l'importateur. Bien entendu, ce dernier devra arroser à droite et à gauche, douaniers et policiers des frontières essentiellement. Entre les deux pôles de la société ainsi décrits, il y a les millions d'Algériens -le pays utile, le vrai- qui travaillent dans l'administration, l'agriculture, l'industrie et les services contre un salaire que l'inflation, délibérément choisie par le pouvoir politique pour acheter la paix sociale, rogne sans cesse. La frustration qu'engendre le spectacle de l'enrichissement incroyable de la partie de la société qui ne travaille pas, ne produit rien, est insupportable aux yeux de la masse qui s'échine en vain, sans pouvoir mettre un sou de côté. Alors, elle aussi s'y met : bakchich à tout va ! Pour le moindre acte de la vie ordinaire, il faut graisser des pattes de plus en plus nombreuses et de plus en plus voraces. Voilà donc l'Algérie ramenée au niveau des pays que l'on moquait pour leur généralisation du bakchich : l'Égypte et le Maroc.

La nomenklatura militaro-compradore qui tient le pays n'est pas née d'hier. Elle a fait son lit, silencieusement, dans les interstices du pouvoir boumédiéniste. Boumédiène, en effet, a, le premier, cédé à la facilité du bakchich pour écarter les possibles prétendants au pouvoir. En leur accordant des « prêts » (entre guillemets car un prêt, ça se rembourse), il croyait qu'il les lestait définitivement d'un bœuf sur la langue qui les tiendrait toujours à distance du pouvoir. Ce faisant, il témoignait d'une ignorance surprenante sur les rapports dialectiques entre l'argent et le pouvoir : le pouvoir est source d'argent et l'argent est source de pouvoir. À sa mort -qui sait si « on » ne l'a pas aidé à passer l'arme à gauche?-, la nomenklatura du régime, de militaro-policière va passer en deux temps au stade militaro-compradore. (Ce qui ne veut nullement dire qu'elle a perdu son caractère policier, non, simplement ce qui va être dominant c'est l'aspect compradore.)

Premier temps : le complot d'octobre 88. Ourdie au sein du cercle présidentiel (souvenons-nous que c'est le Président Bendjedid lui-même qui, le 18 septembre 1988 appelait le peuple à se soulever), la conjuration visait très clairement à mettre la gauche (au sens large, les partisans du socialisme, qui allait du FLN au PAGS en passant par une aile de la Sécurité militaire) sur la défensive. 850 jeunes gens (chiffre avancé par le PAGS et recueilli auprès de sources hospitalières) tomberont sous les balles de l'ANP ; des dizaines d'autres seront torturés et violés par des agents de la SM. Cette boucherie sera menée sous le commandement du général Nezzar.

Second temps : le FIS. Le complot d'octobre 88 a permis -c'est son résultat essentiel- de remettre en cause la domination et la prééminence du parti unique, le FLN, et ce par le truchement d'une constitution pluraliste. On pouvait dès lors passer à la mise en œuvre de l'arme fatale, le Front islamique du salut. La machine infernale du FIS était conçue pour fracasser le FLN ainsi que l'ensemble des institutions du pays. Un pays que l'on livrerait à la suite de cela à l'abrutissement religieux, à la Hisba (surveillance des mœurs) et que l'on ferait régresser au stade boutiquier, étant bien entendu que la nomenklatura et ses affaires resteraient en dehors du champ des prérogatives du FIS. Une tendance de la SM, manipulant l'aile plébéienne du FIS, perturba ce scénario au prix de dizaines de milliers de morts et de disparus. Pour quel résultat ? La nomenklatura militaro-compradore est solidement établie au pouvoir ; elle a cloné et récupéré les cadres du FIS et s'adonne aux délices du bakchich sans conscience du lendemain.

Voici donc le visage que présentent aujourd'hui les vainqueurs de 1954 (élimination de Messali), de 1957 (élimination de 'Abane Ramdane), de 1962 (élimination de Benkhedda et du GPRA), ceux que 'Abane appelait les « gardiens de chèvres portant une arme », ceux que Ferhat 'Abbas traitait de « gens de sac et de corde » : le visage hideux d'une nomenklatura militaro-compradore qui réalise la vérité de ce qui était déjà en creux chez ces hommes. Pour le dire autrement, le ver s'est développé parce qu'il était déjà dans le fruit, qu'il s'est nourri au fruit lui-même.

Est-ce à dire qu'il y aurait eu comme une fatalité dans l'histoire de l'Algérie durant ces six dernières décennies, que l'on ne pouvait parvenir que là où nous sommes parvenus aujourd'hui ? L'histoire met à l'agenda des hommes des possibles ; si les hommes sont entraînés vers tel possible et non vers tel autre c'est évidemment qu'il y a des raisons à cela. Si les hommes du complexe militaro-compradore ont fini par s'imposer, ils le doivent essentiellement au fait qu'ils s'inscrivaient dans la droite ligne du patriarcalisme-patrimonialisme arabe : le patriarche de la tribu commande sans partage à tous ses contribules qui lui doivent obéissance absolue et respect de tous les instants. Comment, dès lors, imaginer un état de droit, c'est-à-dire un système de répartition des pouvoirs régi par le droit abstrait, avec des hommes biberonnés à la domination fruste et violente du patriarcat primitif. Cela pour le principe explicatif général.

D'un autre côté, les gens de la nomenklatura sont pris dans une contradiction insoluble : s'ils veulent bien d'un chef, ils ne veulent pas d'un père fouettard qui mettrait des barrières à leur appétit de gain. C'est pour cela qu'ils se sont si bien accommodés, pendant 13 ans, d'un Bendjedid qui réalisait bien leur idéal de patriarche : statue du commandeur mais qui ne commande rien. Et c'est pour cela que les risques majeurs d'affrontements entre eux sont liés à l'aventure que représente la désignation d'un nouveau patriarche. Aventure, car ces gens piétinent sans vergogne les lois et les principes qu'ils ont eux-mêmes posés et, dès lors, leurs actions et intentions n'offrent aucune visibilité.

Marx disait encore que « l'histoire avance toujours par son mauvais côté ». De fait, l'Algérie aurait pu accéder à l'indépendance dans des conditions moins apocalyptiques si le pouvoir colonial avait fait droit aux revendications du Congrès musulman algérien au lieu de plier l'échine devant les 200 familles de la grosse colonisation. De même, l'Algérie aurait fait l'économie d'affrontements fratricides durant l'été 62 si l'on avait laissé jouer la légalité représentée par le GPRA. Les ambitions des parvenus (Frantz Fanon disait que chez Boumédiène, l'ambition tenait de la pathologie et qu'il finirait « par régler leur compte à tous les autres » ; géniale intuition) en ont décidé autrement. Et quand, durant l'année 1991, la voix de la sagesse recommandait d'ajourner les élections de tous les dangers pour ressouder la nation, ce fut la voie de l'affrontement qui fut choisie. Comme toujours.

Les régimes patrimonialistes arabes qui se ressemblent si bien sont en train de tomber un par un. Avant de disparaître pour l'éternité, ils auront fait le malheur de leur peuple : Saddam Hussein a mené l'Irak à la disparition ; Gueddafi a ramené la Libye aux âges farouches ; Tourabi et Béchir ont mené le Soudan à la partition, et ce n'est qu'un début ; El Assad sème la ruine et la désolation et fera éclater la Syrie en mille morceaux. Et si la Tunisie et l'Égypte s'en sortent mieux, c'est en raison de l'existence d'une société civile qui a réussi à neutraliser l'armée. L'empire du mal (l'état sioniste et son prolongement yankee) ne pouvaient rêver victimes plus débiles, plus facilitatrices.

Le régime algérien a désertifié l'espace politique par la violence policière ; il a réussi à faire détester leur pays aux Algériens (malgré le patriotisme grotesque affiché ici ou là) ; il réussira, n'en doutons pas, à mener le pays à un immense malheur.


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