braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 29 juin 2012

CELUI PAR QUI LE THÉÂTRE EST ARRIVÉ : HOMMAGE A KAKI



 
Il est sans conteste possible l'inventeur du théâtre algérien moderne. Les précurseurs- Allalou, Rachid Ksentini et Mahieddine Bachtarzi- avaient eu le grand mérite de s'approprier, à partir des années 1920, le concept de théâtre en salle, que la colonisation française, mais également les troupes égyptiennes en tournée en Afrique du nord, avaient introduit en Algérie. Ce théâtre-là allait en rester, cependant, à la pratique de la saynète et du sketch, fonctionnant exclusivement au comique, à la farce et à la satire chez Allalou et Rachid Ksentini, cependant que la tentative d'un théâtre de langue arabe classique, d'inspiration égyptienne et privilégiant le drame historique, menée par Bachtarzi, aboutissait immédiatement à une impasse.

Alors que la radio -et bientôt la télévision- allaient populariser à l'échelle du pays ce théâtre d'édification qui, à la manière des fables, comportait toujours une morale simple, ridiculisant les vices et les prétentions des gens -démarquages approximatifs et innombrables du « Bourgeois gentilhomme », du « Malade imaginaire », de « l'Avare », de la « Mégère apprivoisée »...- , un embryon de société civile algérienne voyait le jour, rescapé miraculé de la domination coloniale et du Code de l'lndigénat, que le Front Populaire avait formellement levé en 1936, ouvrant du même coup aux Algériens le droit de s'associer et de se syndiquer. Des associations à caractère sportif, culturel, religieux et politique naquirent : beaucoup constitueront un terreau, un relais et un véhicule efficace à une activité théâtrale renouvelée. C'est par leur biais, en effet, que le théâtre allait quitter le confinement de la capitale, s'emparer du pays profond et s'ouvrir des voies d'expression nouvelles au contact de la culture rurale : bouleversement considérable, car le théâtre échappait ainsi à l'emprise des élites bourgeoises citadines.

C'est à Mostaganem -ville de l'ouest algérien- que Abdelkader (dit « Kaki ») Ould Abderrahmane allait commencer une pratique théâtrale qui allait faire de lui le fondateur du théâtre algérien moderne et le pionnier, au niveau du Maghreb, de cette forme théâtrale qui, mêlant la tradition locale du conte aux artifices de la scénographie moderne -y compris dans ses avancées les plus révolutionnaires, celles de Brecht, Piscator…- et aux arts de la voix et du corps –poésie, musique, danse…- s’offrait en spectacle total.

Né le 18 février 1934 à Mostaganem, dans le quartier populaire de Tigdit, Kaki Ould Abderrahmane allait d'abord subir l'influence décisive et définitive de sa ville, grosse bourgade coloniale et rurale devenue très vite une ville opulente avec un port actif, exportant vins et agrumes d'un arrière-pays prospère et verdoyant. Mostaganem, c'était aussi -c'était surtout- la présence massive, entêtante, envoûtante des marabouts, ces hommes que l'on dit détenteurs de savoirs ésotériques et miraculeux. Élevés au rang de saints, ils étaient -ils sont- I'objet d'un culte qui s'inscrit de façon inextricable dans la pratique religieuse locale, profondément influencée par les confréries soufies qui la structurent et l'encadrent.

L’arrière-pays mostaganémois, avec le nombre impressionnant de ses mausolées, avec le spectacle permanent des processions saisonnières, des rites déambulatoires, des danses extatiques, des joutes poétiques et de prose rimée et chantée -le tout dédié aux saints qui veillent, sourcilleux et munificents, sur la ville et ses environs- est, en effet, I'une des régions les plus représentatives de cet islam anthropomorphique et confrérique qui prit racine dans I'lfriqiya ancienne, cette Afrique du Nord que Omar Ibn-El-Khattab, le deuxième des Califes Bien Guidés, se refusait obstinément à soumettre, subodorant d'étrange façon que cette Ifriqiya serait « moufarriqa », que cette Afrique serait « diviseuse »... À sa mort, les légions arabes fonceront sur la « diviseuse » qui ne consentira à leur message que parce qu'elle y trouvait sans doute une onction divine à l'égalitarisme foncier et austère qui est au principe de l'ordre de la tribu. Cet islam, I'lfriqiya allait donc l'accommoder à sa manière.

Et tout dans ce syncrétisme allait passer par osmose dans le théâtre de Kaki : la chanson de geste véhiculée par les bardes itinérants célébrant, dans les foires et les marchés, la gloire du prophète et l'abnégation de ses compagnons, les prouesses des guerriers arabes partis à la conquête du monde, leurs amours légendaires et leurs voyages fabuleux... Faisant cercle autour du barde, les gens se transformaient en public attentif, écoutant et goûtant les contes extravagants et merveilleux des Mille et une nuits, frémissant aux amours de Qays et de Leyla -quand ce n'était pas à celles de 'Antar et de 'Abla- vibrant de ferveur au seul prononcé du nom de Fatima-Zohra, la fille adorée du fondateur de la nation de l'lslam, ou à celui de son mari, Ali, le pourfendeur de Ras-El-Ghoul -Tête d'Ogre-, pleurant à l'évocation du martyre de Kerbala où périt son fils, Hassan, ponctuant d'approbations muettes ou à haute voix la métrique et la rythmique imperturbables des qacidates, ces longs poèmes qui seront à l'origine de la chanson bédouine oranaise sur laquelle régnera en maître absolu cet autre mostaganémois, le cheikh Hamada.

Ce que Kaki a eu le simple génie de comprendre, c'est que ces manifestations-là étaient du théâtre. Pas dans les formes ni dans les normes que la raison occidentale avait codifiées, certes. Mais théâtre tout de même puisqu'il y avait une fable, puisqu'il y avait un acteur -et quel acteur que ce « diseur » capable de tenir tous les rôles à la fois !-, puisqu'il y avait une scène, puisqu'il y avait un public.

Kaki, qui avait tâté du théâtre à l'école primaire adhère, à l'âge de 14 ans, à une organisation de scoutisme ; il y jouera plusieurs sketches. Puis il entre dans la troupe théâtrale des amateurs de la ville de Mostaganem et, à 17 ans, il écrit sa première pièce, « La Voie de l'Amour ». À 22 ans, il fonde sa propre troupe théâtrale, « Masrah El Garagouz » ou « Théâtre du Karagheuz », ce dernier terme, d'origine turque, désignant tout à la fois la marionnette et un personnage de la farce turque, sorte de bouffon grotesque dont le nom restera comme le symbole du théâtre pour Kaki. C'est durant ces années que Kaki rencontrera Henri Cordreaux.

Henri Cordreaux, instructeur national d’art dramatique à la Direction de l’Education populaire, est envoyé en mission en Algérie en 1947. À Alger, Charles Aguesse, directeur de l’Education populaire (et, plus tard, directeur des Centres sociaux éducatifs) l’introduira dans le milieu libéral-progressiste. Henri Cordreaux et son épouse, Yvette, deviendront amis du professeur André Mandouze, fondateur de « Témoignage Chrétien », le journal des Chrétiens progressistes ; ils fréquenteront les amis d’Albert Camus et les écrivains et artistes libéraux qui se regroupaient autour de la revue « Consciences maghribines » ; ils feront également la connaissance de Germaine Tillon, l'ethnologue spécialiste de l'Aurès.

Peu après, ils fondent « l’Equipe théâtrale d’Alger », une troupe de théâtre itinérante qui s’en ira à la rencontre du pays profond, présentant des spectacles de divertissement variés, mais aussi et très vite, des pièces du grand répertoire : Shakespeare, Llorca, le Nô japonais, Musset… Les inspecteurs départementaux de l’Education populaire les aideront beaucoup, organisant leurs tournées et leur facilitant les contacts ; l’inspectrice d’Oran, mademoiselle Faure, belle-sœur d’Albert Camus, se montrera particulièrement efficace sur ce plan.

Les Cordreaux organisent également des stages d’initiation et de formation théâtrales à Er-Riath, près d’Alger. C’est au cours de l’une de ces rencontres que Kaki présenta une de ses compositions théâtrales. Henri Cordreaux en sera –selon ses propres termes- « émerveillé ». Il aura, par la suite, l’occasion d’assister à d’autres réalisations de Kaki. Cordreaux lui demandera de ne surtout rien changer à sa manière de faire, conscient qu’il se trouvait face à un homme habité par le théâtre et doté d’un talent extraordinaire. Puis, l’inspection de l’Education populaire d’Oran chargera Kaki de réaliser des mises en scène pour les stages de formation théâtrale qu’elle organisait à Bouisseville, sur la corniche oranaise, stages qui réunissaient souvent des étudiants1 d’établissements parisiens prestigieux, tels le lycée Louis-Le-Grand ou l’université de la Sorbonne; c’est là que Kaki monta, entre autres, « l’Oiseau vert » de Carlo Gozzi.

C’est ainsi, et grâce à Henri Cordreaux, -« Je ne t’ai rien appris, je t’ai révélé à toi-même », dira avec la modestie des grands coeurs ce dernier à Kaki qui lui témoignait sa reconnaissance pour tout ce que son mentor lui avait fait découvrir-, que Kaki allait faire plus intimement connaissance avec le théâtre moderne tel qu'il se pratiquait en France à cette époque. Or, le théâtre français en ces années-là était indissolublement lié au nom de Jean Vilar et les deux épithètes « national populaire » du TNP avaient tout pour convenir aux jeunes Algériens qui investissaient cette voie. Mais le Théâtre National Populaire de Jean Vilar drainait aussi avec lui un certain Brecht. Une certaine idée du théâtre. Une fonction critique et révolutionnaire du théâtre, affirmée et revendiquée. Et tout cela allait également passer dans le théâtre de Kaki.

Le théâtre de Kaki sortira des limbes dès l'indépendance du pays, en 1962, et ira à la rencontre d'un public non identifié : en effet, émergeant à peine du néant qui avait nom « Code de l'lndigénat », la société algérienne balbutiante avait été plongée dans les affres d'une guerre implacable ; elle allait en ressortir totalement, profondément bouleversée, méconnaissable. Des dizaines de milliers de réfugiés, cantonnés derrière les frontières des pays voisins, rentraient dans la précipitation et le désordre ; des centaines de milliers d'autres sortaient des camps de regroupement et des prisons de l'intérieur du pays, sans compter ceux qui étaient expulsés de métropole. Et tous se dirigeaient vers des villes désertées par les Européens, des villes qui avaient déjà perdu leurs élites autochtones laminées par les effets de la guérilla urbaine. Au même moment, les chefs de guerre décidaient d'en découdre pour se frayer un chemin vers la capitale, vers le pouvoir. La liberté, à peine entrevue, était déjà confisquée et, derrière les réjouissances convenues, se profilait sur les visages fermés de ceux qui s'étaient autoproclamés maîtres du pays, le spectre effrayant d'une bureaucratie militaro-policière en gestation avancée.

C'est durant ces jours incertains pourtant que Kaki allait présenter sa première pièce, « 132 ans »2, à un parterre formé de membres du gouvernement provisoire et d'amis de l'Algérie combattante. Parmi ces derniers, il y avait Ernesto Che Guevara qui dira -propos rapportés par l'agence de presse algérienne APS - : « On m'avait dit qu'il n'y avait ni théâtre algérien ni théâtre arabe, mais je viens de voir une pièce faite par de jeunes Algériens. » 



Que ce soit Kaki –« petit » dramaturge indépendant de l’ « intérieur »- qui ait été en mesure de présenter un spectacle théâtral à l’occasion des festivités nationales et non la troupe de théâtre officielle du Front de Libération Nationale dirigée par Mustapha Kateb et revenant de l’ « extérieur », de Tunis plus précisément, où elle résidait aux côtés des instances dirigeantes de la lutte de libération nationale, n’est pas anecdotique. Ce que cet événement montrait déjà, en effet, c’est que le théâtre officiel, conçu en vase clos à l’extérieur du pays, telle une culture sur substrat inerte, était en rupture avec le pays réel, celui que Kaki, à l’inverse, saisissait dans son intimité profonde. Cette péripétie sera à l’origine des jalousies et inimitiés solides que certains nourriront à l’égard de Kaki. On ne pardonnera pas son intelligence et son génie à celui dont Mohamed Boudia, administrateur du jeune TNA3, disait à Henri Cordreaux : « Nous n’avons qu’un grand metteur en scène en Algérie, c’est Kaki. » Deux autres pièces de Kaki, faisant dans la fresque militante et anticolonialiste, « Le Peuple de la Nuit » et, surtout, « Afrique Avant Un », célébration du continent qui se libérait du joug colonial, vaudront à leur auteur un grand succès et le début de la notoriété.



Après ces pièces, très fortement marquées par la période d'exception dont elles témoignaient, Kaki donnera trois des oeuvres les plus emblématiques de son style et de sa conception du théâtre comme spectacle total. Ces trois pièces, « Diwan El Garagouz » -1965- (« le Divan du Karagheuz », libre adaptation de « I'Oiseau vert » de Carlo Gozzi), « El Guerrab oua Es Salihine » -1966- (« Le Porteur d'Eau et les Marabouts », inspiré de « La Bonne Ame du Sé Chouan » de Bertolt Brecht) et « Koul Ouahed ou Houkmou » -1967- (« À chacun son jugement », inspirée d’une légende locale) connaîtront un immense succès populaire et feront de Kaki le créateur de cette forme théâtrale que d'autres, dans tout le Maghreb, adopteront à sa suite, avec plus ou moins de bonheur.


Après les premières pièces –« Le peuple de la nuit », « 132 ans » et « Afrique avant un »- qui formaient une manière de « trilogie politique », les trois suivantes –«Le porteur d’eau et les marabouts », «À chacun son jugement », « le Divan du Karagheuz »- forment bien, quant à elles, ce que l’on pourrait aisément qualifier de «trilogie magique ». C’est dans ces trois pièces qu’éclate le génie dramaturgique de Kaki et que se donne clairement à lire sa conception du théâtre.


Et qu'est-ce, justement, qu'une pièce de théâtre pour Kaki ? 


C’est d'abord une fable, une histoire où le merveilleux côtoie la réalité, se mêle à elle de façon « naturelle », à moins qu’il n’y fasse une irruption fracassante, comme dans « À chacun son jugement », déstabilisant brutalement le spectateur et conférant au propos une dimension inattendue. Cette histoire comporte toujours une leçon, mais qui ne s’épuise pas dans l’évidence de son énoncé, à la différence du sketch moralisateur, mode dominant de l’activité théâtrale d’alors et qui a si radicalement contribué à la stériliser. Car une pièce de théâtre, c’est aussi pour Kaki une analyse subtile et nuancée de la société, de ses contradictions et de ses problèmes, analyse menée généralement sur le mode d'une critique sans concessions certes, mais jamais lisible qu’au second degré, entre les lignes. Kaki ne sacrifie pas à la proclamation, à la profession de foi, même si traînent encore, çà et là, chez lui, des débris de ce discours moralisateur dont la culture arabo-islamique est si profondément imprégnée. Une pièce de théâtre, c’est enfin, et surtout, pour Kaki, une mise en espace de la voix et du corps à travers la prose rimée, la poésie, le chant et les percussions, le tout réglé par le maître de céans, le grand ordonnateur de ce spectacle total, régisseur avisé de la parole et du rythme de la déclamation, le conteur.

Six ans après l'indépendance du pays, Kaki avait déjà écrit et porté à la scène -en plus des six oeuvres déjà citées- « Avant-Théâtre », « Les Vieux », « Béni Kelboun ». Il avait, parallèlement, contribué à la mise en place du Théâtre National Algérien, aux côtés de Mustapha Kateb, Mohamed Boudia, Abdelkader Alloula, Hadj Omar et Allal El Mouhib.


J-P Bellan Portrait de Boudjemaa

Nous sommes en 1968. Alors qu'il jubilait à l'approche du grand événement qu'il avait appelé de ses vœux -le premier Festival Culturel Panafricain, qui devait se tenir en 1969 à Alger- un terrible accident de la circulation allait mettre un terme précoce à sa fulgurante carrière théâtrale : grièvement blessé, il sera soigné au centre spécialisé de Garches, puis recueilli et littéralement materné par son ami, le peintre Jean-Pierre Bellan, auquel il devra sans doute d’avoir survécu aux multiples traumatismes de l'accident. Kaki survivra, certes, mais demeurera définitivement diminué. Il sera directeur du Théâtre Régional d'Oran quelque temps, puis conseiller culturel de sa bonne ville de Mostaganem, siège d'un festival annuel du théâtre amateur particulièrement dynamique.

Et, un jour de février 1995, celui qui avait posé les pierres d’angle du théâtre-spectacle à l’algérienne, celui qui avait ébloui ses maîtres spirituels et ses amis du T.N.P. par sa virtuosité et son sens théâtral, celui qui introduisit le théâtre épique et Brecht en Algérie, celui qui rencontra Pablo Neruda en Allemagne, reçut les félicitations du Che, s'enthousiasma pour l'écriture de Gabriel Garcia Marquez, celui qui disait que son modèle était Peter Brook, celui-là décida de se retirer sur la pointe des pieds, non sans faire un pied de nez au régime alimentaire draconien qui le maintenait en vie.

En six funestes années,  les trois maîtres du théâtre moderne en Algérie venaient de disparaître : Kateb Yacine (1989), Abdelkader Alloula (1994) et Kaki Ould Abderrahmane (1995).


Hommage spécial et affectueux à Henri et Yvette Cordreaux, qui ont tant fait pour le développement du théâtre en Algérie et à qui l'auteur de cet article doit de précieuses informations sur l’itinéraire de Kaki.

                                                                                                 


NOTES :
1- Parmi lesquels, un certain Jean-Pierre Vincent, futur grand nom du monde théâtral français.
2 - Qui est la durée de la colonisation française de l’Algérie.
3 -TNA : le Théâtre national algérien, né en 1963, à la suite de l’un des premiers décrets de nationalisation du pouvoir algérien. Le talentueux Mohamed Boudia embrassera la cause palestinienne et mourra, assassiné à Paris en 1973.

mardi 12 juin 2012

ORAN EN CES JOURS DE SANG



  le 19 Avril 2012


UN ROMANCIER ALGÉRIEN PART À L’ASSAUT DE LA COLLINE 3


C’est le nom du découpage politico-militaire par l’OAS d’une zone de la ville d’Oran en 1962, dont Messaoud Benyoucef retrace, pas à pas, l’histoire tragique.

Colline 3, de Messaoud Benyoucef. Alma éditeur, 474 pages, 19 euros. 

Messaoud Benyoucef (né en 1943) a enseigné la philosophie au lycée français d’Oran. Il a dû quitter l’Algérie en 1994, après l’assassinat du dramaturge Abdelkader Alloua dont, par ailleurs, il traduit l’œuvre en français. Homme de théâtre, sa pièce Au nom du père, créée à Fécamp en 2005, et qui constitue le troisième volet d’une trilogie traitant de l’identité des jeunes issus de l’immigration, lui attira les foudres des associations de harkis.

Ce premier roman de près de 500 pages a pour titre un terme emprunté à l’Organisation de l’armée secrète (OAS) durant la guerre d’Algérie pour désigner l’une des dix zones politico-militaires de la ville d’Oran alors essentiellement peuplée d’Européens. Cette colline 3 englobe le centre-ville, le quartier israélite du Mellah et la Médina, ce bloc arabe appelé « le Village nègre » par les Européens. C’est dans ce probable sanctuaire de l’OAS, dans ce possible saint des saints de son dispositif, que se situe l’action du roman.

Le quotidien d’Oran, en ces jours de sang

Colline 3 s’ouvre et se ferme sur les tout derniers mois de la guerre, quelque temps avant puis pendant le cessez-le-feu et la période transitoire censée emmener le pays vers «la libre expression de sa volonté», après 132 années d’occupation. Si la rébellion joue loyalement le jeu, l’OAS tente par tous les moyens de saborder les accords en cours. La contre-révolution blanche fait régner la terreur en ville. Ses abcès de fixation sont la prison et les hôpitaux.

C’est sous l’angle de l’absolue confusion et du danger permanent que Messaoud Benyoucef organise son récit. Mitraillages incessants, assassinats à bout portant, véhicules piégés, bombes roulantes, ratonnades et attaques au mortier sur les marchés : tel est le quotidien de la ville d’Oran en ces jours de sang. L’OAS dispose alors de nombreux effectifs, y compris dans la police, les renseignements généraux, et dans une partie de l’armée. L’auteur rend parfaitement compte du climat d’asphyxie de cette période et en pointe les contradictions ; par exemple, lorsque les adversaires d’hier de l’armée de libération nationale (ALN) ne sont plus l’ennemi principal, lequel est désormais l’OAS.

Un roman greffé sur la réalité historique

Messaoud Benyoucef décortique l’organisation de l’OAS locale avec ses petits patrons paternalistes, mais aussi ses partisans fascistes de l’Occident chrétien (OC) et des membres de la Haganah, la milice d’autodéfense sioniste. Dans cet univers de grand ébranlement collectif, survit tant bien que mal le personnage principal, Samy Halimi (nom juif, identité arabe), jeune homme seul, sans défense, devenu professeur de lettres classiques. Autour de lui, d’abord effacé, gravite une théorie d’hommes et de femmes aux choix nets, tel Serge Bensaïd (nom arabe mais identité juive), jeune médecin lié aux milices nationalistes arabes…

Ce roman greffé sur la réalité historique ressuscite magistralement des heures noires d’une Algérie qui en a connu d’autres.
Muriel Steinmetz

vendredi 8 juin 2012

DROITE SAUVAGE ET DROITE CIVILISEE


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Dans les dernières années du franquisme, le parti communiste espagnol (PCE) avait popularisé les notions de « droite civilisée » et de « droite sauvage ». Cette dernière appellation désignait la mouvance franquiste qui regroupait, à côté des soudards de la Phalange (le parti fasciste), une frange de la bourgeoisie ainsi que le clergé catholique dirigé par le tout-puissant Opus Dei de sinistre mémoire. Cette « derecha salvaje » en était encore -faut-il le rappeler- à passer au supplice barbare du garrot les militants communistes et basques, et ce jusque dans les années 1970. Le PCE, dans un souci tactique bien compris, travaillait à isoler cette tendance et n'hésitait pas à lui opposer ce qu'il nommait la « derecha civilizada », la droite civilisée, à laquelle il proposait une alliance contre la mouvance franquiste. La mort du dictateur accéléra la débâcle du système franquiste et la politique d'ouverture et d'alliance du PCE ne fut pas pour peu dans la réussite de la transition démocratique.

Exactement à la même époque, le parti communiste italien (PCI) proposait à la fraction « propre » et civilisée du parti hégémonique -la Démocratie chrétienne (DC)- un « compromis historique », c'est-à-dire une alliance de gouvernement entre les deux partis. Il s'agissait de sortir le pays d'une crise très dangereuse car instrumentalisée par la CIA et les services secrets italiens -le SISMI- qui manipulaient l'extrême gauche et l'extrême droite en même temps pour les pousser à la violence. C'est ce que les Italiens ont appelé « la stratégie de la tension ». On sait ce qu'il en advint : le chef de la DC, Aldo Moro le « monsieur Propre » d'un parti gangrené par la mafia, fut enlevé et assassiné par un groupe aux ordres de la CIA. Le pays tout entier fut frappé par la foudre : le martyre d'Aldo Moro mit à nu les intrigues de la CIA et du SISMI et sonna le glas de la DC mafieuse dont les dirigeants lâches et corrompus ne tentèrent rien pour faire libérer Aldo Moro. Ils n'avaient certes pas le courage de ce dernier qui était allé, lui, à Washington taper du poing sur la table pour exiger de Big Brother qu'il cesse son sinistre jeu en Italie. Par quoi, il avait signé sans doute son arrêt de mort.

Pourquoi ce rappel des années 70 ? Pour dire que durant cette décennie, la droite sauvage sous sa forme militaro-policière fut bel et bien battue en Espagne, en Italie et en Grèce. Et si elle a été battue, c'est essentiellement parce que les forces politiques civilisées ont fait alliance contre elle et sont parvenues à l'isoler. Pour dire également que cette « derecha salvaje » n'a pas tardé à renaître sous une forme plus barbare encore que la première. En effet, le siècle nouveau a vu se cristalliser une alliance entre le grand Capital financier parasitaire, les secteurs militaro-policiers et les idéologies messianiques, dérivées de religions monothéistes ou de perversions du marxisme. L'exemple éclatant nous en est donné par l'administration US à l'époque de G.W. Bush : les grands groupes financiers firent jonction avec le complexe militaro-industriel grâce au ciment idéologique apprêté par d'anciens trotskistes. Le tout prit pour nom « La révolution néo-conservatrice ». Ces anciens trotskistes, infiltrés dans les think tanks américains les plus influents car les plus richement dotés, mirent à la disposition du Big brother yankee les instruments idéologiques qui lui permirent de justifier sa politique agressive de domination mondiale. Ayant fait leur deuil de la révolution prolétarienne mondiale, ces idéologues trotskistes comptaient faire remplir le rôle du prolétariat défaillant... à l'oncle Sam avec son gros bâton. Ce que le prolétariat n'a pu faire -bouleverser l'ordre politique mondial- l'empire américain allait s'en charger en provoquant un chaos planétaire salutaire sur lequel serait reconstruit l'ordre nouveau.

[À ceux qui éprouveraient quelque sidération face à ce raisonnement aussi puéril que cynique, il faudrait rappeler que l'éponyme fondateur -Léon Trotski- n'a jamais brillé par la puissance de sa pensée. À ce titre, certains historiens se demandent même s'il avait lu Marx et s'il l'avait compris quelque chose à la dialectique. Rappelons également que Trotski n'a jamais été bolchevik (il était menchevik) : Lénine le rappelait dans son testament tout en recommandant aux bolcheviks de ne pas le lui reprocher. C'est bien plutôt par sa propension à la violence que Trotski se signalait : il avait, en effet, une conception putschiste de la révolution et n'avait qu'indifférence pour les souffrances des gens -il abandonna femme et enfants. Ses « hauts faits d'armes » sont connus : caporalisation des syndicats contre quoi Lénine fut obligé de réagir ; répression sanglante de la révolte des marins de Cronstadt (durant laquelle même l'utilisation des gaz de combat fut envisagée). Quant à la direction de l'Armée rouge durant la guerre civile, il l'exerça dans un train blindé où pas moins de deux-cents personnes étaient au service de la bouche et du confort du commissaire du peuple à la guerre. Ce sont les fils d'ouvriers et de paysans russes, les légendaires Vorochilov, Boudienny, etc. qui défirent les armées blanches de Denikine et Wrangel.]

Ce sont donc les néo-conservateurs qui ont planifié et exécuté, sous le regard de l'humanité civilisée interdite, l'agression criminelle contre l'Irak. Le quatuor Bush-Cheney-Rumsfeld-Wolfowitz qui a décidé et mené cette guerre a, ce faisant, complu aux desiderata de l'État sioniste paria qui n'a de cesse d'affaiblir et de diviser les États de la région. La droite sauvage qui a accompli cette effroyable agression a revêtu, à l'occasion, des contours plus précis : la dimension sioniste, chrétienne-évangélique et juive, donnant une connotation de type « choc des civilisations » à une ratonnade de bas étage, un forfait raciste, pour lequel la bande des quatre sus-nommés devrait être poursuivie pour crime contre l'humanité. À quand, d'ailleurs, une session spéciale du tribunal Russell pour juger -symboliquement- le quarteron ? À quand le jugement des think tanks et autres revues pour leur incitation à la haine anti-arabe et leurs appels incessants au meurtre ? Rappelons que des intellectuels latino-américains ont jugé Christophe Colomb (à titre posthume, évidemment) et l'ont condamné à mort : pour symbolique qu'il fût, un tel acte n'était pas sans importance. C'était une manière de rendre justice aux millions d'amérindiens exterminés par les hordes sauvages et cupides de conquistadors -la lie de la terre espagnole.

La droite sauvage, évangélique et sioniste, a échoué dans sa tentative de provoquer le chaos dans le monde arabe. Bien plus. Elle a eu droit à un retour de flamme qu'elle n'aurait jamais imaginé tant son mépris pour les peuples arabes est profond : les insurrections démocratiques de ces mêmes peuples. Du coup, on a vu l'État sioniste s'affoler -car il sait quels sont les sentiments des masses arabes à son endroit- et essayer d'entraîner Big brother dans une guerre contre l'Iran afin de brouiller les cartes et de détourner les regards de la Palestine où il poursuit sa spoliation et ses crimes contre les populations. Les USA et l'Europe se laisseront-ils embringuer dans une nouvelle agression criminelle ?

L'Europe ferait mieux de se mobiliser contre la droite sauvage qui, en l'occurrence, agit sous le couvert des « marchés financiers ». Aux Arabes, le gros bâton de l'armée US ; aux Européens, celui des banques, Goldman Sachs en tête. Les Européens, qui se gargarisent volontiers de leurs institutions démocratiques, ont dû accepter, sans élections, trois commis de la banque Goldman Sachs à la direction de la BCE, ainsi qu'à celles du gouvernement italien et grec. Les deux premiers ministres ont été désignés d'autorité par les « marchés financiers » et n'ont pas été élus ! Il paraît incroyable que si peu de monde ait réagi à ce qui est bien deux coups d'État ! Cela donne la mesure du discrédit qui frappe les classes politiques dirigeantes, soumises servilement aux banques.

Et ce ne sont pas les élections présidentielles françaises qui redoreront le blason d'une caste politique discréditée. La France, cela est connu, est toujours en retard d'un cycle par rapport aux USA. Ainsi, au moment même où les néoconservateurs, dirigés par la bande des Quatre (Bush, Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz), déposaient le bilan et quittaient la Maison-Blanche, la France confiait le pouvoir suprême à leur queue de comète locale, personnifiée par N. Sarkozy. Ce dernier, incapable de se placer dans le sens de l'histoire, n'avait pas vu venir la fin du pouvoir néoconservateur que tout, pourtant, annonçait : la débâcle en Irak -que l'armada US quittera de nuit et sur la pointe des pieds comme un voleur-, l'embourbement en Afghanistan, mais surtout le rejet de la politique criminelle néoconservatrice par l'humanité civilisée. Les USA étaient contraints de changer de logiciel car il y allait de leur image et de leur crédibilité : ce fut le retour des anciens « trilatéralistes », Zbignew Brzezinski et Henry Kissinger. Le premier, originaire de Pologne, garde une haine intacte à l'égard de la Russie -c'est lui qui avait tendu le piège afghan à l'ex-URSS- en laquelle il voit encore l'ennemi principal des USA ; le second, originaire d'Allemagne, d'un cynisme absolu -c'est lui qui avait pensé et supervisé le coup d'État contre Allende- joue plus sournoisement des équilibres entre puissances. C'est dire autrement que l'empire yankee n'a rien trouvé de mieux à se mettre sous la dent que des vieillards marqués au coin de la guerre froide pour tenter de faire oublier le cycle criminel de la droite sauvage néoconservatrice. On sait ce que fut leur trouvaille « miraculeuse » : un Noir (en réalité un métis, fils d'une ethnologue « blanche » travaillant pour la CIA) au pouvoir.

Aveugle et sourde à ces changements, la France de N. Sarkozy, emportée par sa force d'inertie, allait singer jusqu'au ridicule ce qui déjà s'étiolait et partait en eau de boudin chez Big-Brother. Alors que ce dernier cherche activement à se sortir du bourbier afghan, Sarkozy y envoie un contingent de soldats ; alors que Big-Brother cherche à renouer les liens avec le monde arabe, Sarkozy court-circuite le Quai d'Orsay et confie ce dossier à son conseiller diplomatique, personnalité étroitement liée à l'État sioniste ; alors que Big-Brother cherche le moyen de mettre plus de distance entre lui et l'État sioniste, Sarkozy multiplie les gestes de servilité à l'égard du pouvoir de Tel-Aviv, allant jusqu'à envoyer un bâtiment de guerre pour renforcer le blocus de Gaza, et ce à la suite directe du carnage qu'y avait perpétré le pouvoir sioniste. Indécence. Les illustrations de cet incroyable aveuglement à suivre ce qui n'existait plus peuvent être multipliées à l'envi. Sans compter le superbe dédain manifesté à l'égard de la situation particulière d'une France comprenant un fort pourcentage de populations d'origine arabe et/ou musulmane. Bien plus, Sarkozy se permettra même de stigmatiser durement ces mêmes populations dont les parents -il l'oublie opportunément, lui le rejeton d'un immigré hongrois- ont défendu la France et participé à faire d'elle la nation moderne qu'elle est aujourd'hui.

Dans le registre « singerie », il faut également noter la montée en puissance de ces think tanks, réservoirs à pensée néoconservateurs démarqués de ceux des USA. Encore que parler de « pensée » soit exagéré tant ces cénacles se caractérisent justement par l'indigence de leur production théorique. Mais cela, cette indigence de la pensée, est -hélas- une donnée aujourd'hui endémique d'une société française où le simple effort de réflexion est empêché tant par un discours économiste dictatorial que par des réseaux de polygraphes haineux et verbeux qui font régner une véritable terreur sur une intelligentsia qui a, depuis longtemps déjà, déposé les armes de la critique. L'une de ces officines néoconservatrices françaises a pour nom « Cercle de l'Oratoire » ; elle édite une revue, « Le meilleur des mondes », où l'on peut relever des noms de contributeurs connus tels André Glucksman, Pascal Bruckner, Romain Goupil, Antoine Basbous, Mohamed Abdi (ancien secrétaire général de Ni Putes Ni Soumises)... Beaucoup de ses membres ou assimilés proviennent de la mouvance trotsko-maoïste. Comme leur modèle américain. La revue ferraille sans désemparer contre ce qu'elle nomme « l'anti-américanisme », appuie la guerre contre l'Afghanistan, contre l'Irak, dénonce ce qu'elle nomme « l'islamo-fascisme », assimile l'antisionisme à de l'antisémitisme et fait la police (de la pensée) par le biais de pétitions véhémentes. Son réseau sponsorise également des Arabes de service pour les introduire dans les sphères dirigeantes du pays.

Le pouvoir sarkozyste a été l'expression politique exacte de ce que « Le cercle de l'Oratoire » appelait de ses vœux : une France supplétive de l'Amérique, sous-traitante servile de l'état sioniste et de ses réseaux d'influence. Maintenant que la droite sauvage  française a été karchérisée, peut-on espérer que le nouveau pouvoir socialiste redonnera à la France sa dignité et son indépendance ? Ceux qui le penseraient se tromperaient lourdement : le parti socialiste français -et ce depuis Guy Mollet au moins qui a autorisé le transfert de la technologie nucléaire à l'état sioniste- a  toujours été un serviteur zélé du sionisme.

jeudi 7 juin 2012

ENGAGEMENTS ET DECHIREMENTS



ENGAGEMENTS ET DÉCHIREMENTS. LES INTELLECTUELS ET LA GUERRE D’ALGÉRIE


                         L’archive et l’histoire, un grand projet documentaire





Après avoir retracé la vie littéraire sous l’Occupation à travers les archives conservées par ses soins, l’IMEC propose, du 16 juin au 14 octobre 2012, à l’abbaye d’Ardenne, une grande exposition consacrée à la guerre d’Algérie. Un livre, coédité avec les éditions Gallimard, réunit ces archives exceptionnelles, et des rencontres viennent enrichir cette manifestation. Au-delà des tabous et des silences, au-delà des partis pris, l’IMEC a voulu retracer, grâce à des documents inédits, l’histoire de la guerre d’Algérie à partir d’un nouveau point de vue. Cette autre guerre que l’IMEC a choisi de montrer, c’est celle menée par les intellectuels. Dès 1945, les premières voix se font entendre ; dès 1954, les esprits se mobilisent. On oublie parfois l’âpreté des débats et surtout la complexité des positions – comme si tous avaient été, d’emblée et unanimement, anticolonialistes ; comme si l’indépendance était facile à penser ; comme si la politique allait sans déchirements. Solidarités et clivages, renoncements ou radicalisations… l’archive expose l’intensité des affrontements et permet de mieux saisir lescontours de cette « bataille de l’écrit » menée au nom du droit, de la vérité et de la liberté.


J. Amrouche (1943)
ARCHIVES D’UN COMBAT

Retracer l’histoire d’un combat en archives. Exposer, pièce à pièce, les documents qui subsistent de la bataille des idées qui a anticipé et accompagné les faits de guerre. L’enjeu est sensible, l’exercice difficile : quel corpus, quel choix, comment organiser un récit, créer des articulations claires, comment restituer l’intensité des positions ? Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, tous deux chercheurs, maîtres de conférences à la Sorbonne nouvelle – Paris 3, commissaires de l’exposition « Engagements et déchirements, les intellectuels et la guerre d’Algérie » et auteurs du livre coédité par l’IMEC et les éditions Gallimard, ont conduit cette recherche.

Catherine Brun revient ici sur les enjeux de ce parcours.


À l’invitation de l’IMEC, vous réalisez à l’abbaye d’Ardenne, et dans le cadre de la commémoration de la déclaration de l’indépendance de l’Algérie, une grande exposition qui permet d’aborder ces années de conflit à partir d’un point de vue original : le discours des intellectuels, le combat des idées. Quel est l’enjeu de ce projet ?

Il s’agissait d’abord de manifester sur pièces d’archives la précocité et la diversité des prises de position, d’invalider ainsi l’opinion répandue selon laquelle rien – ou si peu et si mal – n’aurait été pensé et écrit sur ce conflit. La guerre d’Algérie est au contraire pour les clercs, après la Deuxième Guerre mondiale vécue comme une défaite de la pensée, le moment et le lieu d’un ressaisissement collectif. C’est aussi une épreuve, déchirante, qui malmène les groupes constitués, les oppositions partisanes, remodèle le paysage intellectuel et politique. Très tôt, de part et d’autre de la Méditerranée, des hommes et des femmes se mobilisent pour la paix. Ils divergent quant aux raisons de se mobiliser (morales ? politiques ?), quant à la fin visée (l’indépendance algérienne, la constitution d’unefédération de communautés, le maintien de l’Algérie française) et aux moyens d’y parvenir. L’exposition, qui prend le parti de l’ouverture historique, géographique, politique, permet de saisir à la fois l’évolution des débats sur la conscription, sur l’usage de la torture, sur le caractère nationaliste des revendications indépendantistes, sur l’avenir des Européens d’Algérie… – et leur radicalisation progressive. Elle dresse le portrait de deux générations d’intellectuels – les aînés, marqués par la Résistance, et les cadets, qui naissent alors à la conscience politique –, en même temps qu’elle permet de saisir des trajectoires singulières, telle celle de Paul Rivet, premier élu du Front populaire devenu fervent défenseur de l’Algérie française, de Jean Amrouche, entêté à faire lien entre le FLN et de Gaulle, ou de Frantz Fanon, engagé dans les Forces Françaises Libres en 1943, et mort en fédérateur des peuples africains en marche vers l’indépendance.


J. Senac (1953)
Documents inédits, revues oubliées, manifestes, tracts, correspondances… des centaines de documents ont été identifiés au fil de votre recherche. Comment s’est organisée cette enquête documentaire ?

Nous avons d’abord pensé nous concentrer sur les documents issus des dizaines de fonds, parmi ceux conservés à l’IMEC, qui croisaient la guerre d’Algérie. Certains sont d’ailleurs si riches qu’ils pourraient nourrir à eux seuls un projet. Il est rapidement apparu, toutefois, que l’exposition aurait alors été déséquilibrée et que certaines positions (celle des partisans de l’Algérie française, celle des réseaux de soutien au FLN, celle des écrivains et intellectuels vivant en Algérie) auraient été, sinon absentes, du moins sous-représentées. Nous avons alors enquêté pour localiser les archives déposées auprès d’institutions – le fonds Ricoeur, le fonds Mandouze, le fonds Vidal-Naquet, les fonds Sénac, Roy, Audisio, Roblès, les fonds de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), les archives d’Armand Gatti… – avant de compléter nos informations auprès de collectionneurs privés, dont certains ont souhaité rester anonymes. 


Ces pièces manuscrites ou rares (comme les numéros clandestins de Vérités, bulletin des réseaux Jeanson et Curiel, ou l’original du rapport longtemps inédit de Michel Rocard sur les camps de regroupement) ont été complétées par l’acquisition d’ouvrages essentiels, tels La Tragédie algérienne de Raymond Aron, Djamila Boupacha de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir ou La Révolution du 13 mai d’Alain de Sérigny. Nous avons enfin élargi notre enquête aux documents audiovisuels conservés à l’INA. Il s’agissait de combler des manques et de rendre compte de la diversité des supports (du manuscrit à l’affiche en passant par le tract, l’émission de radio ou le programme télévisé) ayant relayé les débats.


Sennep (1960)
Une fois ces documents réunis, il a fallu faire des choix. Comment restituer l’intensité des débats qui ont eu lieu ? Comment faire comprendre, par la seule présence des archives, l’extraordinaire complexité des positions ?

Siné (1960)
De fait, plus de mille pièces d’archives avaient d’abord été sélectionnées, toutes passionnantes. Les choix ont été guidés par un double impératif : favoriser l’accès à une matière historique et intellectuelle méconnue ; maintenir vivante l’intensité des débats et restituer leur complexité. 



Nous voulions que les archives retenues racontent une histoire sans renoncer à signaler des points de perplexité ou à ouvrir le spectre des références apprises. Il a donc fallu inventer un équilibre entre des pièces d’archives incontournables comme la première version du Manifeste dit « des 121 », des pièces sur le droit à l’insoumission, et des pièces moins attendues. Le différend majeur et nourri entre Jacques Soustelle, ethnologue devenu ministre résidant en Algérie, et les membres du Comité de intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, ou encore les dissensions nées de l’accès du général de Gaulle au pouvoir, après le 13 mai 1958, méritaient d’être signalés, notamment en ce qu’ils contredisent l’idée réductrice d’une gauche indépendantiste et d’une droite Algérie française. 

Il y eut à ce moment des gauches et des droites, des manières différentes de souhaiter l’indépendance ou de la récuser. Les archives, précisément en ce qu’elles constituent un matériau brut, non apprêté, que ne digère pas encore un discours interprétatif forcément orienté, mais aussi en ce qu’elles révèlent ce que l’on n’a pas souhaité d’abord rendre public, manifestent, parfois crûment, les différends.


Les archives apporteraient-elles un nouvel éclairage sur les événements ? Y aurait-il un enseignement à tirer de cette mémoire documentaire réunie pour la première fois ?

Ce que montrent les archives, c’est le caractère problématique de la notion même d’« événements ». Si les faits peuvent et doivent être établis par les historiens, reste à définir où ils commencent et où ils s’arrêtent. C’est ainsi que nous avons choisi d’ouvrir l’exposition en mai 1945, avec les massacres du Constantinois, et de la suspendre en 1968, sur les derniers décrets d’amnistie. En amont du conflit, la lucidité quasi prophétique de certains intellectuels et écrivains confond. « L’Algérie restera-t-elle française ? », interroge Amrouche (1943), « L’Algérie vivra-t-elle ? », surenchérit Reggui (1946). Mais il faudrait aussi citer les mises en garde de Camus (« Crise en Algérie », Combat, 13-14 mai 1945), de la revue Esprit (« Prévenons la guerre en Afrique du Nord », no 4, avril 1947), de Mohamed Dib (L’Incendie, Seuil, collection « Méditerranée », 1954), de Kateb Yacine (« Le Cadavre encerclé », revue Esprit, livraisons de décembre 1954 et janvier 1955), etc. Ce que les archives rendent aussi sensible, ce sont les phénomènes d’occultation et de surexposition mémorielles. 


K. Yacine à André Walter (1947)
Non, la question de la torture n’a pas été révélée en 2000 ; non, le Manifeste des 121 ne suffit pas à rendre compte des engagements intellectuels de la période. Frappent enfin la vigueur et le nombre des échanges : en même temps qu’ils s’efforcent d’atteindre l’opinion française, les intellectuels se lisent, se répondent, et leurs livres, articles, correspondances reflètent cet engagement de chaque jour. Des hommes, des femmes, que ne requiert pas le combat sur le terrain militaire, s’arrachent à leurs occupations ordinaires, se refusent aux dis tractions en vogue pour s’efforcer de convaincre et de persuader. S’ils se mettent ainsi, eux et leur famille, en danger (saisies, arrestations, exils, menaces physiques), c’est pour que survivent leurs valeurs. Ils le savent : les guerres se gagnent ou se perdent dans l’opinion autant que sur le terrain des opérations. Les archives témoignent donc avant tout d’une foi vive dans les pouvoirs de la pensée.



Quelle serait, pour vous, la pièce emblématique de ce parcours ?

Une lettre que Kateb Yacine écrit à Albert Camus, deux mois avant que celui-ci ne reçoive le Nobel. Elle dit superbement la fraternité passée, le déchirement de la discorde et le rêve intime de retrouvailles : « Exilés du même royaume nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. […] Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-il trop tard ? […] il est (peut-être) urgent de remettre en mouvement les ondes de la Communication, avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamais tout à fait morte. »


Propos recueillis par Nathalie Léger
Directrice adjointe de l’IMEC
















UNE GRANDE EXPOSITION
LA LETTRE DE L’IMEC NO15, PRINTEMPS 2012

C’est à partir des collections de l’IMEC, et en prenant appui sur l’expérience documentaire de l’exposition « Archives de la vie littéraire sous l’Occupation », que l’IMEC a souhaité engager une recherche approfondie sur l’engagement des intellectuels français face à la guerre d’Algérie. Jamais encore le discours des intellectuels et leur mobilisation face à la guerre d’Algérie n’avaient fait l’objet d’un récit en archives. Lettres, tracts, brochures, journaux, revues, manifestes… Aux côtés des fonds conservés à l’IMEC, et notamment de ceux de Jean-Marie Domenach, Jean Paulhan, Frantz Fanon, Kateb Yacine, Dionys Mascolo, Vladimir Pozner, Alain Robbe-Grillet, Michel Vinaver, et de La table ronde, du Seuil…, il était indispensable d’associer des collections privées : leurs ressources, et parfois leurs trésors, ont permis aux commissaires de l’exposition d’enrichir encore le parcours.
De plus, une précieuse coopération avec la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, la
Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, la Bibliothèque municipale à vocation régionale de Marseille (BMVR), les Archives nationales de France, le Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation / Ville de Lyon, le fonds Ricoeur de la bibliothèque de l’Institut Protestant de théologie de Paris, La Parole errante, la Maison Jules Roy, la Société de l’histoire du protestantisme français, la BDIC, l’EHESS et l’INA a permis de compléter et de préciser ce récit en archives. Dans cette guerre des idées, le choix des mots fut crucial : textes visionnaires de Camus, de Mounier, de Ricoeur… détermination des protagonistes – de Sartre à Domenach, de Jean Amrouche à Kateb  Yacine, Vidal-Naquet ou Paulhan, de Fanon à Jeanson, de Petitjean à Laudenbach… –, engagement des revues, combats des éditeurs… Présentés en six espaces chronologiques accompagnés de focus thématiques (la torture, la conscription, le nationalisme…), plus de 250 documents ouvrent sur une nouvelle approche de l’histoire de ces engagements. Pour la première fois sont présentés les « ennemis complémentaires » et les alliés objectifs, sans point de vue surplombant, en sorte que chaque visiteur, à partir des documents et des éléments de contextualisation proposés, pourra mieux comprendre la nature des questions morales et politiques engagées dans ce conflit.


UN LIVRE


L’IMEC et les éditions Gallimard publient Engagements et déchirements. Les intellectuels et la guerre d’Algérie. 360 documents en couleurs y sont reproduits, dont de nombreux inédits, dans une version augmentée de l’exposition. Les auteurs, Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, présentent de manière détaillée chacun des documents. Ils resituent les clivages et ils éclairent les lignes de fracture.







Cycle de conférences avec Pierre Nora,
Jean-Pierre Rioux, Edgar Morin,
Raphaëlle Branche et Anne Simonin
Abbaye d’Ardenne, 15 juin – 5 juillet 2012


Cinq conférences exceptionnelles vont réunir ces historiens et intellectuels qui évoqueront l’intensité des combats d’idées, mais aussi le retentissement de cette période historique dans la pensée et la création contemporaines.
Ces rencontres apporteront des éclairages sur quelques-uns des grands sujets qui ont mobilisé et qui ont fait l’objet de débats : la torture, la lutte interne aux mouvements de résistance algériens, les Européens d’Algérie…
Les cinq invités choisiront chacun une pièce d’archives de l’exposition qu’ils commenteront. La conférence sera suivie d’un dialogue avec le public animé par les commissaires de l’exposition, Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne.


Calendrier des conférences


vendredi 15 juin : Pierre Nora
mardi 19 juin : Jean-Pierre Rioux
mardi 26 juin : Edgar Morin
jeudi 28 juin : Raphaëlle Branche
mardi 3 juillet : Anne Simonin


DES RENCONTRES

Pour accompagner l’approche documentaire proposée par l’exposition et le livre, l’IMEC organise à l’abbaye d’Ardenne un cycle de conférences et de rencontres avec de grandes figures d’intellectuels et d’écrivains.

L’Algérie des deux rives
Rencontre avec les revues Algérie Littérature / Action et NAQD
Abbaye d’Ardenne, 7 juin 2012

Terres d’accueil ouvrant leurs colonnes à l’expression courageuse et indépendante des écrivains et des intellectuels, les deux revues invitées oeuvrent chacune dans leur discipline – littérature pour Algérie Littérature / Action, sciences sociales et pensée critique pour NAQD – et participent à la « création d’une mémoire contemporaine » avec la volonté de croiser les regards et les interprétations.
Comment, cinquante ans après la signature des accords d’Évian, écrit-on dans ces revues la place de l’Histoire ?
Les années du colonialisme ? La lutte pour l’indépendance ? Le passage d’un millénaire à l’autre, avec ses épisodes douloureux à revisiter ? Comment les voix algériennes, d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, disent-elles leur histoire ?

Avec Marie Virolle (responsable de la rédaction de la revue Algérie Littérature / Action, auteur de nombreux ouvrages et articles sur les littératures orales et écrites de l’Algérie et sur les rituels au Maghreb) et Hafid Hamdi-Cherif (membre de la rédaction de Naqd, enseignant dans plusieurs universités : Paris 8, Alger et Constantine. Ses principaux thèmes de recherche portent sur les questions d’identité et d’appartenance mais aussi sur la poésie et le patrimoine populaire).

Rencontre organisée en partenariat avec Ent’revues dans le cadre du cycle « Passage en revue »