braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 6 avril 2012

LA RENCONTRE


Il gravissait les escaliers en compagnie de son épouse, celle-ci lui tenant le bras comme l'on fait dans la bonne société, tout en observant, maintenant, le décalage imperceptible qui continuait -tout de même- de marquer la distance entre l'homme et la femme. Le couple se présenta devant la porte d'entrée monumentale de ces lieux que les gens n'avaient pas encore appris à domestiquer ; il faut dire qu'ils n'avaient pas l'habitude de les fréquenter. Sauf peut-être ce monsieur, en complet-veston strict avec sa dame si élégante dans sa robe de soirée, ce monsieur qui a l'air bien sûr de lui et qui, pourtant, marque quelque désarroi face aux deux appariteurs (placeurs) qui discutent avec un petit homme en bleu de travail, le bleu-de-Chine comme on l'appelle ici. Le petit homme, très brun, bossu, vociférait en faisant de grands gestes de ses bras trop courts ; les appariteurs riaient à gorge déployée au discours de celui que tous les habitants de la cité connaissaient bien : il s'agissait d'un éboueur à la langue bien pendue et qui passait tous ses moments de liberté, dans le grand parc municipal, à haranguer les animaux du zoo auxquels il vouait un amour à peine croyable.

Alors, l'homme au complet-veston crut comprendre. Mais la chose était tellement extravagante qu'il préféra s'en assurer auprès de l'un des appariteurs. Ce dernier confirma : "Oui, la soirée est réservée aux éboueurs et aux dockers". Le petit homme brun ponctua avec son petit rire chuintant et de vastes mouvements de mains : "La classe ouvrière s'empare du théâtre, ce soir !". L'homme au complet-veston saisit sa femme par le bras et dévala l'escalier qui ouvre vers la grande place sur laquelle veillent deux lions hiératiques. Derrière la porte, en retrait, très discret, les bras croisés sur sa large poitrine, se tenait un homme à la taille haute et aux cheveux frisés. Il avait observé la scène avec une placidité absolue. Mais à qui l'aurait approché, l'éclat amusé et attendri du regard aurait révélé l'intense émotion qui l'habitait.

De son pas lent et mesuré, il quitta son poste d'observation et emprunta la galerie qui longe l'orchestre, alors que tintait la sonnerie annonciatrice du spectacle. Traversant les bureaux de l'administration, il pénétra dans les coulisses, écarta très légèrement une des lourdes tentures d'angle ; son regard embrassa la salle de théâtre aux velours rouges et aux lambris d'or ; un superbe petit opéra à l'italienne, grouillant maintenant d'habits bleus de dockers et d'éboueurs s'interpellant d'une travée à l'autre, et des voiles blancs de leurs femmes, toutes installées aux premiers balcons et dans les loges. L'homme partit d'un grand éclat de rire.

Le rideau se leva et une voix inouïe saisit les spectateurs au ventre ; un chant inclassable, une mélopée foudroyante, une voix d'airain.

Derrière le chanteur, un écran blanc s'illumina d'images cinématographiques représentant des tampons et des cachets.

Le goual traditionnel, Erwin Piscator et Bertolt Brecht s'étaient emparés de la scène du théâtre d'Oran et les ouvriers, leur parterre naturel, avaient la primeur de la représentation des Sangsues - El Alag - de Abdelkader Alloula, ce géant placide aux yeux doux, qui arpente maintenant la coulisse et dont le pas, sans qu'il en ait conscience, scande la mélodie métallique que Mohamed Haïmour martèle, puissamment. C'était en mai 1969.

Celui qui s'était tellement investi dans l'organisation syndicale de cette soirée -jeune homme pressé de mettre ses actes en cohérence avec ses idées-, et qui chemina ensuite longtemps avec le géant tranquille, a de la peine à maîtriser son émotion à cette évocation.

Car il est des rencontres définitives. Celles qui vous rendent meilleur.


(Paris, mars 1996)